La trentaine naissante, le cheveu blond-cendré, les yeux d’un bleu délavé sur un visage toujours
extraordinairement pâle, la silhouette fine et penchée vers l’avant, monsieur T. s’exprimait toujours d’une voix douce, parfois imperceptible au point que je devais le faire se répéter. Pourtant
ce qui frappait chez lui au premier abord, c’était la prothèse de son bras droit - en réalité un fixateur externe - qui lui tenait tout l’avant bras en une sorte de grille cloutée lui traversant
les os pour aboutir de part et d’autre du membre. Lorsque, à l’aide de l’autre, il brandissait ce bras pour désigner un point précis de son entourage ou pour signifier un geste de bienvenue,
j’avais pu remarquer à maintes reprises que les enfants se serraient contre leurs parents tandis que certains adultes écarquillaient les yeux d’étonnement et que d’autres, au contraire, les
plissaient en signe de suspicion. On l’observait alors plus attentivement et on en découvrait plus : les doigts de sa main droite, eux-aussi, étaient étrangement corsetés d’armatures en
métal qui les enserraient jusqu’aux extrémités et, détail insolite, lorsqu’il rapprochait brusquement son pouce et son index droits, le choc des éléments métalliques l’un contre l’autre
produisait un bruit des plus caractéristiques. Les gens du quartier avaient surnommé monsieur T. « Clac-clac » et j’avoue que, moi-même, lorsque je pensais à lui, j’évoquai cette
appellation singulière que, bien entendu, je n’ai jamais verbalisée.
L’histoire de ce patient était des plus banales. Employé comme maître d’hôtel d’un grand établissement
parisien, il se rendait chaque matin à son travail en moto. Un jour de pluie, monsieur T. avait perdu le contrôle de son véhicule et s’était retrouvé à l’hôpital pour y subir des interventions
variées qui, au fil de temps, avaient abouti à sa prothèse. Lorsque je l’interrogeais sur l’avenir de cette orthopédie, il me répétait chaque fois que « l’ablation était pour très
bientôt ». Pourtant, durant toutes les années où il vint me consulter, il arbora son étrange accoutrement si bien qu’elle finit par devenir à mes yeux un attribut inhérent à ce personnage
hors du commun.
Clac-clac venait me voir un vendredi sur deux et je dois reconnaître qu’il était particulièrement
régulier. Le vendredi de sa visite, je soupirais par anticipation car je savais pertinemment ce qui m’attendait : une longue, très longue consultation essentiellement consacrée à remplir des
formulaires de toutes sortes. Il jonglait, en effet, entre des documents d’accident du travail, ceux de l’assurance-maladie et d’autres encore de mutuelles diverses. Il s’agissait là pour moi
d’un exercice terriblement contraignant car, outre leur nombre parfois impressionnant, les « papiers » (comme il disait) n’étaient à son avis jamais correctement remplis au point que
parfois il me fallait les réécrire deux ou trois fois. Une fois satisfait, il se tournait vers moi pour la deuxième partie de son intervention : il s’agissait alors de rédiger de nombreux
courriers médicaux à destination des multiples spécialistes qu’il se préparait à consulter. J’avais bien essayé de le raisonner en lui suggérant que, peut-être, il ne fallait pas se disperser et
que… Alors me regardant avec un air de chien battu, les yeux presque larmoyants et la voix tremblante, il se lançait dans un long monologue d’où il résultait « qu’on ne pouvait en rester
là, qu’il fallait absolument faire quelque chose, qu’il existait certainement une solution acceptable afin de retrouver l’usage de son bras et procéder à l’ablation de ce… truc qui lui gâchait la
vie, que si ça continuait, un jour il se foutrait en l’air… ». Je ressortais de mon entrevue avec monsieur T. épuisé – et je l’avoue aussi quelque peu agacé – et, de ce fait, je
redoutais tout particulièrement les vendredis de sa visite.
Ce jour-là, lorsque je le fis entrer, je fus immédiatement frappé par son œil gauche presque totalement
occlus et les ecchymoses sur son visage. Je ne l’avais pas remarqué dans la salle d’attente en venant chercher les malades qui le précédaient parce que Clac-clac, assis sur le bord de son siège,
le corps penché en avant, avait, comme à son habitude, le regard fixé sur la pointe de ses chaussures.
- Mais, mon cher ami, que vous est-il donc arrivé ?
m’exclamai-je immédiatement. Un accident ?
Monsieur T. prit son temps pour me répondre. Il s’assit lentement sur le siège face à mon bureau puis,
baissant la tête, d’une voix éteinte, il murmura :
- J’ai été agressé.
- Comment ? Vous ? Agressé ? Mais c’est absolument
scandaleux ! J’imagine que vous avez porté plainte. Et d’abord, qui vous a agressé et pourquoi ? J’étais sincèrement indigné, scandalisé
qu’on ait pu attaquer un malheureux comme lui, un malheureux dont il était pourtant facile de voir le lourd handicap.
- Oui, je suis allé à la police mais les flics, vous savez, ils m’ont écouté,
c’est vrai, et j’ai rempli des papiers, mais je suis bien persuadé que ça en restera là. D’ailleurs, le type qui m’a attaqué s’est enfui et personne ne le connaît, alors…
J’essayais donc de réconforter au mieux Clac-clac qui, ce jour-là, me faisait encore plus pitié qu’à
l’accoutumée tant il semblait dépassé, anéanti même, par l’injustice dont il avait été victime. La consultation dura évidemment encore plus que d’habitude puisque, en sus des documents habituels,
monsieur T. demandait – et c’était bien légitime – moult certificats médicaux destinés à son « action en justice ». Je le raccompagnai enfin jusqu’à la porte du cabinet et, revenu à la
salle d’attente, j’allai chercher le malade suivant, un militaire à la retraite que je connaissais fort bien et avec lequel j’entretenais une relation des plus détendues.
L’homme une fois entré dans la salle de consultation et alors que je cherchais son dossier, secoua la
tête et déclara :
- Pauvre type, quand même !
- Pardon ? Ah vous parler du malade précédent ?
- Oui, Clac-clac. C’est un pauvre malheureux au fond.
- Eh oui, et vous avez vu ce qu’on lui a fait…
- Ca, je dois dire qu’il l’a bien cherché !
- Bien cherché ?
- Ben oui, c’est lui qui est à l’origine de tout ça… Vous ne le savez peut-être
pas, Docteur, mais Clac-clac, il est pas si facile que ça… C’est même quelqu’un de pas très gentil. Tenez, il passe son temps avec deux SDF sur le trottoir. Pour les faire rigoler, il fait
peur aux enfants avec son bras…
- Oui, bien sûr, mais dans le fond…
- Non, non. C’est pas si simple. Quand il a bu quelques bières, il interpelle
les gens qui passent. Il leur cherche des noises. Si, si, comme je vous dis. Oh, il est bien connu dans le quartier… Le nombre de bagarres qu’il a provoquées ! Et pour rien. Peut-être parce
qu’il s’ennuie ou bien… Moi, je crois qu’il est méchant.
- Allons, allons, vous exagérez quand même.
- Mais non, pas du tout. Tenez, les marques qu’il a sur le visage… C’était
avant-hier chez le boulanger en bas. Je le sais : j’y étais. Eh bien, il a voulu passer devant tout le monde. En bousculant la file ! Il prétendait qu’il avait un papier pour les
infirmes qu’on n’a d’ailleurs jamais vu. D’habitude, on le laisse faire. On veut pas d’histoires, vous comprenez ? Sauf que mercredi, y avait Monsieur L. dans la file d’attente. Vous le
connaissez, monsieur L. ? Non ? Eh bien, c’est un ancien gendarme et il est pas commode. Alors quand Clac-clac a fait son numéro et qu’il l’a bousculé, vous pensez, il s’est rebiffé.
D’un mot à l’autre… Alors, le boulanger est intervenu et a demandé à Clac-clac de sortir et de revenir plus tard. Malheureux ! Ils en sont presque venus aux mains.
- Eh bien, ça alors !
- Mais c’est pas tout. Dehors, Clac-clac était tellement furieux qu’il a insulté
deux jeunes qui venaient d’arriver. C’est là que ça a dégénéré. Ils se sont battus. Comme je vous dis ! Il a fallu appeler les flics. Ah non, vous savez, Clac-clac, c’est pas un
marrant…
J’étais perplexe. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que le pauvre bougre, si fragile dans mon
cabinet, était le perturbateur agressif que venait de me décrire mon ancien militaire. N’avait-on pas tout fait pour le mettre à bout, ce pauvre Clac-clac ? Ce fut quelques jours plus tard
que j’eus confirmation de ce que, en définitive, je soupçonnais. Madame V, la concierge de l’immeuble voisin, venue me rendre visite pour la prise de sa pression artérielle, confirma
immédiatement ce que m’avait rapporté l’ancien militaire. Et plus encore ! D’après elle, Clac-clac proférait sans arrêt des obscénités, harcelait les passants jusqu’à ce qu’ils se
fâchent ; alors, il brandissait son bras métallique en hurlant : « Bande de salauds, vous oserez pas frapper un pauvre infirme ». Madame V. était intarissable :
elle l’avait même vu, « de ses yeux vus », fracasser toute une série de rétroviseurs de voitures. Comme ça. Parce que ça l’amusait. Bref, je découvrais un homme bien différent de
l’apparence qu’il me donnait en consultation. J’étais consterné car je comprenais fort bien que le pauvre Clac-clac déversait sur les autres toute la colère qu’il avait de son accident. Ce qui,
bien sûr, ne l’excusait pas.
Je le revis plusieurs fois après cet incident et toujours identique à lui-même. Calme, tranquille,
presque humble. Impossible pour moi de faire le lien avec l’énergumène redouté par tout le voisinage. Puis, un vendredi, il ne vint pas à ma consultation. Ni moi, ni le médecin avec qui je
travaillais et qui le connaissait également fort bien, nous ne le revirent. Disparu ! Comme ça, sans laisser de traces ! Les gens du quartier se disent soulagés mais je me demande bien
ce qui lui est arrivé. A-t-il déménagé ? A-t-il été pris en charge par une institution ? J’espère seulement qu’il n’a pas été la victime de son propre mal-être et qu’il vit plus serein
quelque part ailleurs. Je ne connaîtrai malheureusement jamais la réponse.
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