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1 septembre 2014 1 01 /09 /septembre /2014 18:17

   Je me propose d'évoquer au fil de ces pages quelques souvenirs glanés ici ou là durant mon exercice médical et de les publier au rythme de un à deux par mois (s'inscrire à la newsletter, dans la colonne de droite du blog, est le plus sûr moyen d'être tenu au courant des parutions successives).

   Que le lecteur n'hésite pas à réagir et à critiquer au moyen des commentaires !

   Ajoutons que, bien entendu, tous ces textes sont protégés par copyright.

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

1. avertissement

2. Gilles de la Tourette

3. Aramis

4. perplexité

5. euthanasie

6. médecine Champagne

7. le vieil homme

8. vacuité

9. détresse socio-professionnelle

10. l'homme aux yeux bleus

11. les enfants

12. revendications

13. faiseurs d'illusions

14. rideau !

15. la tour

16. responsables mais pas coupables

17. le parfum envoûtant des îles

18. une vieille dame

19. Clac-clac

20. un amour absolu

 

 

l'actualite du blog de cepheides est sur

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du même auteur :

 

Camille (roman)

Viralité (roman)

La mort et autres voyages (recueil de nouvelles de fiction)

Le blog de Céphéides, blog scientifique

 

 

 

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21 novembre 2012 3 21 /11 /novembre /2012 11:49

 

 

 banlieue-la-nuit.jpg

 

 

 

 

 

 

  

Il faisait particulièrement doux ce soir-là et cette douceur qui flottait sur les maisons, sur les arbres et jusque dans l’air était la promesse du printemps à présent si proche. Il y aurait bien encore quelques accès de mauvaise humeur du temps mais on comprenait que l’on était inéluctablement arrivé au seuil de la belle saison. Si, le matin même, il n’y avait pas eu ces gros nuages gris qui ne m’avaient pas inspiré confiance, jamais je n’aurais accepté, puisque ce n’était pas mon tour, cette garde de nuit : j’aurais alors, comme tous les autres, pu profiter de la quiétude d’une soirée paisible, peut-être avec quelques amis. Cela ne faisait rien ; je décidai de faire comme si… et, en vérité, fenêtres entrouvertes sur la tranquillité de la nuit, j’y étais presque parvenu. Jusqu’au coup de téléphone du commissariat de police. A 21h27 très précisément : j’ai regardé ma montre pour documenter mon carnet de bord. En soupirant, j’empoignai ma mallette et mon manteau (on ne sait jamais) et me dirigeai vers le garage.

Je connaissais mal cette partie de la ville de N. mais, à y regarder de plus près, bien que les rues y soient également calmes et désertes, on était loin des hôtels particuliers ou des grands immeubles de style qui jouxtent le bois. Ici, c’était vraiment l’image typique de la banlieue d’une grande ville : des maisons de deux à trois étages, des pavillons en meulière, sagement alignées dans des rues toutes semblables, quelques commerces depuis longtemps fermés et des dizaines de voitures le long des trottoirs attendant leurs occupants du matin. Bien qu’il ne fût pas encore dix heures du soir, la plupart des fenêtres étaient obscures et si on y apercevait, de ci, de là, de la lumière trahissant une activité humaine, c’était la luminosité bleue des postes de télévision.

Je trouvai facilement mon adresse. Un immeuble comme les autres, peut-être un plus ancien mais bien entretenu. Un interphone m’ouvrit sans commentaire la porte puis un vieil ascenseur m’amena en cahotant jusqu’au quatrième étage. Sur le palier, une porte était entrebâillée et on devait m’attendre puisque, dès que ma cabine s’immobilisa, je vis se matérialiser une vieille dame qui se tordait les mains d’angoisse.

- Venez vite, docteur, c’est mon mari, il a eu un malaise… Son cœur…

Elle disparaissait déjà et je la suivis dans le salon où une silhouette était allongée sur le divan. Il s’agissait d’un homme âgé, en pyjama et pantoufles, dont l’immobilité apparente ne me dit rien qui vaille. Je me précipitai, ouvris la veste de pyjama et posai mon stéthoscope sur le maigre thorax couvert de poils blancs. Je pus indubitablement entendre une activité cardiaque mais elle était faible et désordonnée. Déjà il me semblait que ce rythme fragile se ralentissait. Je n’arrivais pas à percevoir de pouls. L’espace d’une fugitive pensée, je m’interrogeai sur ma présence ici alors que les équipes du SAMU ou des Pompiers auraient été certainement plus appropriées (mais il est vrai que, il y a quelques années, on y faisait moins appel qu’aujourd’hui). Face à la détérioration rapide de l’activité cardiaque du malade, je décidai de descendre l’homme sur le parquet et de commencer un massage cardiaque et une assistance respiratoire toutes les trois pressions sur le gril costal ; j’avais, hélas, la très pénible impression qu’il s’agissait là d’une tentative désespérée mais il me fallait bien faire quelque chose. Je criai à la vieille dame : « Faites le 15 et demandez leur d’envoyer de l’aide ». Je me débattis comme je le pus avec mon malade, insistant longtemps contre toute logique et attendant désespérément ces renforts dont j’étais persuadé qu’ils ne pourraient que confirmer l’inanité de ma tentative.

Les yeux écarquillés brillant sur son visage pâle comme de la craie, la vieille dame assistait à mon essai de réanimation, pétrifiée et silencieuse. Par moments, elle se tordait les mains de désespoir avant de revenir à son étrange immobilité. J’essayai sans y croire d’injecter de l’adrénaline en intracardiaque puis, ne trouvant toujours aucun rythme cardiaque à l’arrêt de mon massage externe, je me retournai vers la vieille dame qui baissa les yeux. Elle avait compris.

Je m’assis sur le divan pour reprendre mon souffle. C’est alors que j’entendis des voix sur le palier. Des renforts bien inutiles désormais. Il ne s’agissait toutefois pas de l’équipe de réanimation d’urgence attendue mais de deux Petites Sœurs des Pauvres dont l’établissement n’était guère éloigné de l’immeuble où je me trouvais. J’allai à leur rencontre et compris à les écouter que jamais la vieille dame n’avait appelé le SAMU. Je leur expliquai que, hélas, il n’y avait plus grand chose à faire. Elles m’aidèrent à remonter le cadavre sur le divan car, bien qu’il s’en moquât à présent, nous ne pouvions décemment pas le laisser abandonné à même le sol. Après quelques mots de réconfort, des paroles banales si souvent prononcées, que la vieille dame parut écouter d’une oreille distraite, je me dirigeai vers la cuisine afin de m’y asseoir pour souffler un peu et y rédiger les documents d’usage. Je fus bientôt rejoint par la plus âgée des religieuses, l’autre étant déjà repartie pour quelque tâche urgente. Il s’était écoulé moins d’une minute et déjà la Sœur s’apprêtait à aller retrouver la vieille dame afin de l’aider à surmonter autant que faire se peut sa terrible épreuve. Je me revois encore assis à cette table de cuisine, parfaitement propre et désormais encombrée par ma mallette ouverte, mon stéthoscope inutile enfoui sous les documents que je venais de sortir. La religieuse s’écartait de moi lorsque nous entendîmes un bruit terrible, à la fois sec et profond. Une détonation. Nous nous regardâmes, éberlués, et nous nous précipitâmes vers le salon. La scène que nous découvrîmes était incroyable et elle restera certainement marquée à jamais dans ma mémoire. La vieille dame était à présent affalée sur son mari en une sorte d’étreinte tragique. A côté d’elle un revolver et une flaque de sang noir qui s’élargissait. Nous nous approchâmes précipitamment mais il n’y avait évidemment plus rien à faire. J’évitai de regarder trop longuement le visage déchiqueté de la vieille dame et m’empressai d’étendre le peignoir abandonné du mort sur les cadavres. Je me tournai vers la Sœur qui, le visage livide, se signait en silence. Le téléphone était à portée et il ne me restait plus qu’à appeler la police avant de regagner la cuisine pour y attendre les autorités. La sœur murmura sans me regarder : « C’est terrible, terrible… ». Moi, ma gorge nouée m’empêchait de lui répondre.

Quelques minutes plus tard, c’était l’agitation. J’essayai d’expliquer au brigadier de police du mieux que je le pouvais. Il n’avait pas de raison de douter de ma parole d’autant que la religieuse, interrogée dans une autre pièce, devait raconter la même histoire mais je pouvais distinguer une sorte d’incrédulité. Il me fallut me rendre au commissariat local où, à nouveau, j’essayai d’expliquer à d’autres intervenants le drame de la façon la plus calme possible. J’eus à remplir une foule de papiers divers et on me pria de demeurer sur place : devant mon regard interrogatif, les policiers m’expliquèrent que mon tour de garde avait été provisoirement confié à un confrère d’une ville voisine. Je ne pus rentrer chez moi qu’au petit matin, encore secoué par cette incroyable aventure. Ce n’est que plus tard que je m’interrogeai : que me serait-il arrivé si je n’avais pas eu à mes côtés la présence presque fortuite de la Petite Sœur des Pauvres ?

 

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30 octobre 2012 2 30 /10 /octobre /2012 17:58

 

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La trentaine naissante, le cheveu blond-cendré, les yeux d’un bleu délavé sur un visage toujours extraordinairement pâle, la silhouette fine et penchée vers l’avant, monsieur T. s’exprimait toujours d’une voix douce, parfois imperceptible au point que je devais le faire se répéter. Pourtant ce qui frappait chez lui au premier abord, c’était la prothèse de son bras droit - en réalité un fixateur externe - qui lui tenait tout l’avant bras en une sorte de grille cloutée lui traversant les os pour aboutir de part et d’autre du membre. Lorsque, à l’aide de l’autre, il brandissait ce bras pour désigner un point précis de son entourage ou pour signifier un geste de bienvenue, j’avais pu remarquer à maintes reprises que les enfants se serraient contre leurs parents tandis que certains adultes écarquillaient les yeux d’étonnement et que d’autres, au contraire, les plissaient en signe de suspicion. On l’observait alors plus attentivement et on en découvrait plus : les doigts de sa main droite, eux-aussi, étaient étrangement corsetés d’armatures en métal qui les enserraient jusqu’aux extrémités et, détail insolite, lorsqu’il rapprochait brusquement son pouce et son index droits, le choc des éléments métalliques l’un contre l’autre produisait un bruit des plus caractéristiques. Les gens du quartier avaient surnommé monsieur T. « Clac-clac » et j’avoue que, moi-même, lorsque je pensais à lui, j’évoquai cette appellation singulière que, bien entendu, je n’ai jamais verbalisée.

L’histoire de ce patient était des plus banales. Employé comme maître d’hôtel d’un grand établissement parisien, il se rendait chaque matin à son travail en moto. Un jour de pluie, monsieur T. avait perdu le contrôle de son véhicule et s’était retrouvé à l’hôpital pour y subir des interventions variées qui, au fil de temps, avaient abouti à sa prothèse. Lorsque je l’interrogeais sur l’avenir de cette orthopédie, il me répétait chaque fois que « l’ablation était pour très bientôt ». Pourtant, durant toutes les années où il vint me consulter, il arbora son étrange accoutrement si bien qu’elle finit par devenir à mes yeux un attribut inhérent à ce personnage hors du commun.

Clac-clac venait me voir un vendredi sur deux et je dois reconnaître qu’il était particulièrement régulier. Le vendredi de sa visite, je soupirais par anticipation car je savais pertinemment ce qui m’attendait : une longue, très longue consultation essentiellement consacrée à remplir des formulaires de toutes sortes. Il jonglait, en effet, entre des documents d’accident du travail, ceux de l’assurance-maladie et d’autres encore de mutuelles diverses. Il s’agissait là pour moi d’un exercice terriblement contraignant car, outre leur nombre parfois impressionnant, les « papiers » (comme il disait) n’étaient à son avis jamais correctement remplis au point que parfois il me fallait les réécrire deux ou trois fois. Une fois satisfait, il se tournait vers moi pour la deuxième partie de son intervention : il s’agissait alors de rédiger de nombreux courriers médicaux à destination des multiples spécialistes qu’il se préparait à consulter. J’avais bien essayé de le raisonner en lui suggérant que, peut-être, il ne fallait pas se disperser et que… Alors me regardant avec un air de chien battu, les yeux presque larmoyants et la voix tremblante, il se lançait dans un long monologue d’où il résultait « qu’on ne pouvait en rester là, qu’il fallait absolument faire quelque chose, qu’il existait certainement une solution acceptable afin de retrouver l’usage de son bras et procéder à l’ablation de ce… truc qui lui gâchait la vie, que si ça continuait, un jour il se foutrait en l’air… ». Je ressortais de mon entrevue avec monsieur T. épuisé – et je l’avoue aussi quelque peu agacé – et, de ce fait, je redoutais tout particulièrement les vendredis de sa visite.

Ce jour-là, lorsque je le fis entrer, je fus immédiatement frappé par son œil gauche presque totalement occlus et les ecchymoses sur son visage. Je ne l’avais pas remarqué dans la salle d’attente en venant chercher les malades qui le précédaient parce que Clac-clac, assis sur le bord de son siège, le corps penché en avant, avait, comme à son habitude, le regard fixé sur la pointe de ses chaussures.

Mais, mon cher ami, que vous est-il donc arrivé ? m’exclamai-je immédiatement. Un accident ?

Monsieur T. prit son temps pour me répondre. Il s’assit lentement sur le siège face à mon bureau puis, baissant la tête, d’une voix éteinte, il murmura :

J’ai été agressé.

Comment ? Vous ? Agressé ? Mais c’est absolument scandaleux ! J’imagine que vous avez porté plainte. Et d’abord, qui vous a agressé et pourquoi ? J’étais sincèrement indigné, scandalisé qu’on ait pu attaquer un malheureux comme lui, un malheureux dont il était pourtant facile de voir le lourd handicap.

Oui, je suis allé à la police mais les flics, vous savez, ils m’ont écouté, c’est vrai, et j’ai rempli des papiers, mais je suis bien persuadé que ça en restera là. D’ailleurs, le type qui m’a attaqué s’est enfui et personne ne le connaît, alors…

J’essayais donc de réconforter au mieux Clac-clac qui, ce jour-là, me faisait encore plus pitié qu’à l’accoutumée tant il semblait dépassé, anéanti même, par l’injustice dont il avait été victime. La consultation dura évidemment encore plus que d’habitude puisque, en sus des documents habituels, monsieur T. demandait – et c’était bien légitime – moult certificats médicaux destinés à son « action en justice ». Je le raccompagnai enfin jusqu’à la porte du cabinet et, revenu à la salle d’attente, j’allai chercher le malade suivant, un militaire à la retraite que je connaissais fort bien et avec lequel j’entretenais une relation des plus détendues.

L’homme une fois entré dans la salle de consultation et alors que je cherchais son dossier, secoua la tête et déclara :

Pauvre type, quand même !

Pardon ? Ah vous parler du malade précédent ?

Oui, Clac-clac. C’est un pauvre malheureux au fond.

Eh oui, et vous avez vu ce qu’on lui a fait…

Ca, je dois dire qu’il l’a bien cherché !

Bien cherché ?

Ben oui, c’est lui qui est à l’origine de tout ça… Vous ne le savez peut-être pas, Docteur, mais Clac-clac, il est pas si facile que ça… C’est même quelqu’un de pas très gentil. Tenez, il passe  son temps avec deux SDF sur le trottoir. Pour les faire rigoler, il fait peur aux enfants avec son bras…

Oui, bien sûr, mais dans le fond…

Non, non. C’est pas si simple. Quand il a bu quelques bières, il interpelle les gens qui passent. Il leur cherche des noises. Si, si, comme je vous dis. Oh, il est bien connu dans le quartier… Le nombre de bagarres qu’il a provoquées ! Et pour rien. Peut-être parce qu’il s’ennuie ou bien… Moi, je crois qu’il est méchant.

Allons, allons, vous exagérez quand même.

Mais non, pas du tout. Tenez, les marques qu’il a sur le visage… C’était avant-hier chez le boulanger en bas. Je le sais : j’y étais. Eh bien, il a voulu passer devant tout le monde. En bousculant la file ! Il prétendait qu’il avait un papier pour les infirmes qu’on n’a d’ailleurs jamais vu. D’habitude, on le laisse faire. On veut pas d’histoires, vous comprenez ? Sauf que mercredi, y avait Monsieur L. dans la file d’attente. Vous le connaissez, monsieur L. ? Non ? Eh bien, c’est un ancien gendarme et il est pas commode. Alors quand Clac-clac a fait son numéro et qu’il l’a bousculé, vous pensez, il s’est rebiffé. D’un mot à l’autre… Alors, le boulanger est intervenu et a demandé à Clac-clac de sortir et de revenir plus tard. Malheureux ! Ils en sont presque venus aux mains.

Eh bien, ça alors !

Mais c’est pas tout. Dehors, Clac-clac était tellement furieux qu’il a insulté deux jeunes qui venaient d’arriver. C’est là que ça a dégénéré. Ils se sont battus. Comme je vous dis ! Il a fallu appeler les flics. Ah non, vous savez, Clac-clac, c’est pas un marrant…

J’étais perplexe. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que le pauvre bougre, si fragile dans mon cabinet, était le perturbateur agressif que venait de me décrire mon ancien militaire. N’avait-on pas tout fait pour le mettre à bout, ce pauvre Clac-clac ? Ce fut quelques jours plus tard que j’eus confirmation de ce que, en définitive, je soupçonnais. Madame V, la concierge de l’immeuble voisin, venue me rendre visite pour la prise de sa pression artérielle, confirma immédiatement ce que m’avait rapporté l’ancien militaire. Et plus encore ! D’après elle, Clac-clac proférait sans arrêt des obscénités, harcelait les passants jusqu’à ce qu’ils se fâchent ; alors, il brandissait son bras métallique en hurlant : « Bande de salauds, vous oserez pas frapper un pauvre infirme ». Madame V. était intarissable : elle l’avait même vu, « de ses yeux vus », fracasser toute une série de rétroviseurs de voitures. Comme ça. Parce que ça l’amusait. Bref, je découvrais un homme bien différent de l’apparence qu’il me donnait en consultation. J’étais consterné car je comprenais fort bien que le pauvre Clac-clac déversait sur les autres toute la colère qu’il avait de son accident. Ce qui, bien sûr, ne l’excusait pas.

Je le revis plusieurs fois après cet incident et toujours identique à lui-même. Calme, tranquille, presque humble. Impossible pour moi de faire le lien avec l’énergumène redouté par tout le voisinage. Puis, un vendredi, il ne vint pas à ma consultation. Ni moi, ni le médecin avec qui je travaillais et qui le connaissait également fort bien, nous ne le revirent. Disparu ! Comme ça, sans laisser de traces ! Les gens du quartier se disent soulagés mais je me demande bien ce qui lui est arrivé. A-t-il déménagé ? A-t-il été pris en charge par une institution ? J’espère seulement qu’il n’a pas été la victime de son propre mal-être et qu’il vit plus serein quelque part ailleurs. Je ne connaîtrai malheureusement jamais la réponse.


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2 octobre 2012 2 02 /10 /octobre /2012 18:42

 

 

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L’immeuble, solitaire et plutôt mal entretenu (quoique propre), se dressait au bout de l’avenue, près du pont. Sa grande carcasse noirâtre surplombait d’un côté un gros carrefour routier, point de jonction de plusieurs routes d’importance reliant Paris aux grandes villes du Val-de-Marne : cette prérogative discutable conférait à l’endroit un bruit permanent qui jamais ne cessait, même la nuit. Son autre façade était en revanche privilégiée puisqu’elle donnait, par l’intermédiaire d’un petit pâté de maisons, sur la Marne, toute proche. Après les difficultés de stationnement qu’on imagine, lorsqu’on franchissait la porte cochère de l’avenue, on se retrouvait dans une cour pavée assez sinistre sur laquelle s’ouvraient les différents paliers.

La vieille dame habitait au sixième et dernier étage du palier B (la façade calme) et son escalier était particulièrement redoutable puisque tout y était démesuré à l’ancienne mode : les plafonds hauts situés, les murs largement écartés mais aussi – et surtout – les marches dont la hauteur non conforme était une gène croissante au fur et à mesure qu’on s’élevait vers le ciel. Bien entendu, il n’y avait pas d’ascenseur. Chaque mois, à jour volontiers fixe, je prenais ma respiration pour cette ascension qui, en tout cas physiquement, n’était pas anodine. Jamais, toutefois, je n’en ressentais d’aigreur car j’aimais bien rendre visite à cette patiente. On prétend volontiers que les épreuves sont différemment ressenties selon la perception que l’on a des personnes qui les occasionnent : cet exercice était à l’évidence une illustration du phénomène.

Madame D. ouvrait immédiatement sa porte dès le premier coup de sonnerie, comme si elle avait attendu ma venue depuis le petit matin ce qui, d’ailleurs, était peut-être bien le cas. On faisait alors face à une petite femme rabougrie et sèche, d’un peu moins de quatre-vingt ans, souvent vêtue de sombre. Son appartement était en tous points identique à ceux que l’on peut rencontrer chez les personnes de cette tranche d’âge : des rideaux lourds et poussiéreux, toujours à demi tirés, des tapis mécaniques élimés et des meubles pesants et sans grâce sur lesquels trônaient les multiples bibelots accumulés au fil des années ainsi que les photos de proches le plus souvent disparus. Sur un cliché pâli, on pouvait ainsi deviner la silhouette austère du mari, mort depuis bien longtemps, fixée à jamais dans une attitude plutôt artificielle.

Madame D. se plaignait de multiples douleurs, notamment vertébrales, mais moi seul savais son mal véritable : une maladie gélatineuse du péritoine1 au pronostic inexorable. Le mal vertébral décrit par la malade et évidemment mis sur le compte d’une arthrose tardive était en réalité une manifestation d’extension viscérale mais je n’avais pas voulu lui en souffler mot. A quoi bon ? La médecine ne pouvait plus rien pour elle : deux années auparavant, elle avait subi une intervention chirurgicale et, devant l’étendue du désastre, le chirurgien avait préféré refermer sans rien toucher. Si elle devait survivre plusieurs années, avions-nous alors pensé, qu’au moins l’idée de cette horrible maladie progressant en elle ne vienne pas assombrir ses quelques derniers bons moments.

Je lui prescrivais les antalgiques qui, à défaut évidemment de la guérir, rendaient son existence supportable. Elle passait son temps, au milieu de ses souvenirs, dans son appartement qu’elle ne quittait plus guère. Sa voisine lui montait de temps à autre les maigres provisions dont elle avait besoin pour survivre et, une à deux fois l’an, une vague petite cousine lui rendait visite afin de lui prouver que sa famille n’était pas totalement éteinte.

Souvent, je m’arrangeais pour finir par elle mon cycle de visites matinales afin, ayant glané de ci de là quelques minutes d’avance, de rester un peu plus longtemps avec elle. Nous évoquions alors des temps anciens et elle me racontait la vie de sa jeunesse, les heures d’avant et les souvenirs, bons ou mauvais. Nous ne manquions néanmoins pas d’aborder également l’époque présente et son actualité bourdonnante dont elle n’était pas complètement coupée, télévision aidant.

Vint le temps où son état se dégrada et où je fus plus souvent convié chez elle. En dépit d’une augmentation conséquente de ses médications et la prescription de multiples et illusoires « nutriments de soutien », il fallait se rendre à l’évidence : la vieille dame était entrée dans cette période de la fin de la vie qu’on appelle souvent « phase terminale » bien que regroupant des entités et des devenirs fort disparates. La logique – implacable – aurait voulu que je prescrive son hospitalisation. Son teint était devenu d’un jaune cireux et sa fatigue bien réelle, traduisant l’envahissement et la compression de son appareil hépatobiliaire, une évolution qui laissait augurer une issue rapide. J’hésitais. L’hôpital, bien sûr, mais en sachant qu’il s’agissait là d’un voyage sans espoir et sans retour. Je décidai, contre toute logique médicale mais en rapport avec ce que je croyais le mieux pour elle, de lui laisser encore quelques jours à vivre dans l’appartement qu’elle aimait tant, son dernier bien sur cette Terre. Elle ne souffrait pas véritablement et paraissait encore en mesure d’arracher quelques bribes de vie presque normale à son environnement. Je lui promis de passer régulièrement et me réservais la possibilité de la transférer en milieu hospitalier dès que la situation commencerait à devenir ingérable à son domicile.

Elle fut hospitalisée un dimanche après-midi par le médecin de garde appelé par la petite cousine de passage ce jour-là. La vieille dame mourut, sans souffrir m’a-t-on dit, une quinzaine de jours après son admission. Je lui avais permis de passer une poignée de journées supplémentaires chez elle. Quelques jours, cela peut paraître peu mais ce n’était déjà pas si mal.

Une dizaine de jours après ce dénouement douloureux, je reçus au cabinet une lettre d’injures provenant de la petite cousine. Cette dernière qui, comme je l’ai déjà mentionné, ne rendait visite à sa parente que rarement, s’y indignait de mon incompétence notoire puisque « j’avais été incapable de porter chez sa parente un diagnostic pourtant évident, confondant une arthrose de la colonne vertébrale avec un authentique cancer. De ce fait, en ne prescrivant pas l’hospitalisation nécessaire, j’avais hypothéqué les chances de guérison de la vieille dame qui, en quelque sorte, était morte par ma faute ». J’ajoute que, quelques mois plus tôt, j’avais à plusieurs reprises cherché à joindre cette unique famille pour lui faire part de ma préoccupation mais que l’intéressée avait été évidemment injoignable… La petite cousine, dans sa colère, alla même jusqu’à porter plainte contre moi au Conseil de l’Ordre des Médecins du Val-de-Marne. Je ne donnai aucune suite à ces remords tardifs et l’Ordre – vraisemblablement souvent confronté à de telles accusations ineptes – ne chercha pas à me joindre pour me demander les explications qu’il m’aurait été facile de fournir.

Aujourd’hui encore, je m’interroge mais je suis certain d’avoir effectué le bon choix, ou, en tout cas, d’avoir fait ce que je croyais juste. D’avoir, à défaut de l’aider par une médecine impuissante, obtenu pour ma vieille patiente un répit, certes bref mais réel. Oui, ce n’était qu’un pis-aller mais il avait, qu’on le veuille ou non, le mérite d’exister. Sinon, rien ne sert à rien.

 

 
  

1. cancer de l’abdomen, de diagnostic le plus souvent tardif, envahissant progressivement le petit bassin pour y disséminer autant de tumeurs mucineuses. Non pris à temps par une équipe multidisciplinaire, son évolution est lente et toujours létale.

 

 

 

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15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 18:48

 

 

 

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Dans le Val-de-Marne existe une institution bien particulière : le SAMI, sigle signifiant Service d’Accueil Médical Initial. Il s’agit d’un organisme de garde des médecins généralistes qui s’y succèdent à tour de rôle aux heures où les cabinets médicaux sont ordinairement fermés : les soirs de 20 heures à minuit, les samedis, dimanches et jours fériés. Le but recherché est assez simple : désengorger les urgences des hôpitaux où, il faut bien le dire, il semble parfaitement inutile de faire attendre, parfois plus de six heures, des enfants quelque peu fiévreux ou un patient souffrant d’une quelconque douleur abdominale, le tout dans l’ambiance assez tendue que l’on sait. Soutenue fermement par les services de l’Assurance Maladie, l’initiative est louable et devait s’étendre à l’ensemble du pays. Malheureusement, si l’assistance donnée est incontestable (et la population très satisfaite), il semble que les financements pour étendre cette prestation ailleurs que dans le Val-de-Marne soient assez difficiles à trouver. De ce fait, les douze « SAMI » val-de-marnais restent encore aujourd’hui les seuls à fonctionner ce qui explique la venue de malades d’horizons divers comme d’autres départements de l’Ile de France, voire – j’ai pu le constater plusieurs fois – du reste du pays.

Ce samedi après-midi, j’étais donc d’astreinte au SAMI de X et la salle d’attente était bien garnie, m’assurant une occupation certaine jusqu’à l’heure de la relève. Terminant une consultation pour un bébé fiévreux, je raccompagnai les parents quelque peu rassurés jusqu’à la porte du cabinet et fis signe au patient suivant. D’un seul coup d’un seul, six personnes se levèrent alors, quatre adultes et deux enfants, donnant immédiatement à la salle d’attente une allure moins surpeuplée. Je fis asseoir les adultes du mieux que je le pus et m’adressai à l’homme qui paraissait être le chef de cette famille nombreuse. C’était un petit homme de race noire d’emblée assez sympathique, les yeux vifs et un large sourire aux lèvres. Encouragé, je ne pus m’empêcher d’aborder la conversation sur un plan peu médical.

          - Vous, vous êtes de l’Ile de la Réunion ! m’exclamai-je. Ayant en effet longtemps et à plusieurs reprises fréquenté cette île française de l’océan indien, j’en avais retenu la morphologie de l’ethnie locale, appelé là-bas « cafre », mélange de caractères africains et indiens.

          - Presque, me répondit-il. Vous avez, Docteur, presque raison ! En fait, nous sommes Mauriciens…

L’ile Maurice est, comme chacun sait, l’île voisine de celle de la Réunion et, aujourd’hui indépendante mais forte d’un passé commun avec la France il y a plusieurs dizaines d’années, on y parle encore un peu notre langue. L’homme me présenta sa petite famille : son épouse, sa mère, sa belle-mère et ses deux enfants, tous malades à des degrés divers, m’expliqua-t-il aussitôt. Je décidai de commencer par la petite fille d’une dizaine d’années qui présentait effectivement une rhino-pharyngite. Tout en auscultant l’enfant, je continuai la discussion avec le père.

         - Ca fait longtemps que vous êtes en France ?  demandai-je.

             - Plus de douze ans, me répondit-il. On est arrivés en 1998.

               - Et vous retournez à Maurice ?

             - Chaque année, on y fait un petit séjour. Pour voir les amis. Et le reste de la famille, bien sûr.

              - Et vous revenez…

            - Evidemment qu’on revient. C’est que j’ai mon travail ici, vous savez.

En réalité, j’eus à examiner quatre patients, tous victimes d’une même infection virale peu grave. Après avoir rédigé mes ordonnances, je m’emparai de la carte vitale tendue par mon sympathique Mauricien mais ne pus me résoudre à facturer tous les actes. C’est peut-être stupide de ma part mais je crois encore que si les comptes de la Sécurité sociale sont tellement dans le rouge, c’est que, souvent, des prestations sont demandées de façon abusive : au prix des actes de weekend, deux consultations me semblaient suffisamment convenir. Le malade dut saisir mon hésitation car il déclara :

          - Oh, vous pouvez y aller, Docteur. On est tous à la CMU ! Alors, vous savez…

      Au SAMI, on pratique systématiquement le tiers-payant, c'est-à-dire la dispense d’avance des sommes à payer (ou du moins de sa partie principale), seul le paiement du ticket modérateur restant à la charge du patient. C’est d’ailleurs une exigence des caisses d’Assurance Maladie. Dans le cas de ce malade, c’était encore plus simple parce que la CMU (Couverture Maladie Universelle réservée aux personnes très pauvres ou sans emploi) dispense de tout paiement, les Caisses honorant directement les médecins. Cela ne changeait rien à mon refus de tout « faire payer à la Sécu ».

             - Mais, repris-je, je croyais que vous aviez un travail ?

             - Oui, et même un travail qui rapporte bien !

             - Mais alors…

          - C’est là que je suis fort, Docteur ! Vraiment fort ! Depuis 1998, donc depuis plus de douze ans si on compte bien, je n’ai jamais payé le moindre impôt. Jamais. Pas une seule fois ! Et j’ai obtenu la CMU pour nous tous ! Hein, que j’suis fort, Docteur ?

             - Alors, ça oui, vous êtes fort !

     J’étais, je l’avoue, quelque peu agacé par cette déclaration un peu trop martiale à mon goût mais, s’il y avait dans cette affaire quelque chose d’illégal, ce n’était certainement pas à moi de m’en mêler. Non, ce qui m’étonnait surtout, c’était que cet homme – et sa famille – aient abandonné les douceurs de leur île pour la grisaille de la métropole (c’est comme ça qu’on dit à la Réunion).

             - Mais, Maurice…

          - Jamais, Docteur, on retournera jamais à Maurice… enfin, je veux dire, pour y vivre tout le temps, quoi. Les enfants, y z ont leurs copains ici et, ma femme et moi, on se plaît bien ici.

     Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage, et cela ne sert à rien de chercher à discuter sur des thèmes de ce genre. Mais je sais une chose : je suis né en France métropolitaine et puisque j’y ai trop de souvenirs, je ne la quitterai donc probablement pas. Toutefois, si j’avais eu la chance de voir le jour dans les îles, je ne pense pas que j’aurais pu m’en détacher. Je sais, je sais : la vie n’y est pas toujours aussi rose qu’on veut bien le dire. Toutefois, mon sympathique Mauricien était plein d’énergie et, probablement, débordant de projets divers. Je reste persuadé qu’il aurait pu trouver son bonheur dans son île natale. Profiter d’une qualité de vie bien supérieure – j’ai pu le constater à la Réunion, « l’île-sœur » - avec pour décor au moins partiel l’océan et ses plages, les palmiers de cent espèces différentes, la flore exubérante, la faune parfois si étrange, les couchers de soleil sur le bistre du ciel… Et les senteurs des nuits tropicales. Tout un univers si intense, si différent de nos banlieues bétonnées. Ou, à tout le moins, il aurait pu émigrer dans l’île voisine, ce bout de France de l’autre côté du monde. Mais non, à la douceur des îles, il avait préféré la banlieue d’une grande ville et son cortège de servitudes. Etrange selon moi mais, après tout, chacun vit sa vie comme il l’entend.

 

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1 septembre 2012 6 01 /09 /septembre /2012 17:15

 

 

          C’est court, une Vie, me disait ma grand-mère lorsque je n’étais encore qu’un petit enfant, c’est si court et pourtant en même temps si long. Ca passe vite, c’est vrai, et, pourtant, on en rencontre des gens, on en aperçoit des choses. Je la revois encore, ridée, tassée par les années, fatiguée sans doute, mais digne, qui m’observait de ses yeux pâlis. Ce qu’elle cherchait à me dire ne pouvait bien sûr pas me toucher car, pour un enfant, qu’est-ce qu’une vie, sinon une enfilade infinie de journées presque toutes semblables ? Ce n’est que beaucoup plus tard, l’âge venant, que j’ai saisi toute l’amertume que contenait la pensée de la vieille dame. Les souvenirs, les occasions perdues, les fantômes oubliés. Et les histoires horribles dont on ne veut pas se souvenir mais qui flottent en vous néanmoins. Chaque être a ainsi, enfoui quelque part au profond de lui-même, de ces anecdotes qui font frémir tant elles traduisent la malchance, le déni de justice.

Un médecin, plus que tout autre professionnel probablement, se trouve confronté à de telles situations extrêmes, qui blessent sans que l’on ne puisse rien y faire. Pour ma part, une des aventures les plus détestables qu’il m’ait été donné de vivre commença dans un des coins les plus agréables de la ville de M*, sorte de petit monde piétonnier qu’entouraient des habitations relativement basses et pimpantes, humaines en somme, ce qui n’est pas si fréquent dans nos banlieues. Là, autour d’une fontaine et de quelques arbres, des enfants se poursuivaient en criant, des chiens furetaient et des ménagères échangeaient leurs impressions sur la journée à venir. C’était tôt dans la matinée mais on comprenait déjà que l’on aurait la chance d‘une belle journée de printemps. D’ailleurs, depuis peu, un soleil complice répandait sa lumière déjà chaude sur ce petit univers.

J’observai quelques instants cette harmonie inattendue puis m’engouffrai dans le hall de l’immeuble. Des miroirs partout, des murs clairs coupés de chaudes boiseries, les rayons du soleil. Négligeant l’ascenseur, je grimpai les marches de l’escalier allègrement, porté sans doute par la douceur de mon environnement. La malade qui m’attendait au deuxième étage habitait un appartement qui, d’emblée, me plut énormément. Il était spacieux, clair et surtout décoré avec un goût parfait : les meubles peu nombreux mais certainement de grande valeur, les tableaux choisis avec soin, la moquette épaisse sur laquelle jouait le soleil, tout concourait à donner une impression de calme et de tranquillité. Ici, pouvait-on penser, la maladie ne devait guère avoir droit de cité. Ce que ma présence, bien sûr, démentait absolument.

La femme, habillée avec soin d’un ensemble mauve et rose-pastel qui lui donnait des reflets d’aquarelle, devait avoir soixante ans. Elle se tenait bien droite devant moi et, silencieusement, me désigna une des chaises du salon. Je m’y assis sans commentaire et l’interrogeai du regard. Après quelques instants de silence, elle prit la parole mais d’une voix assourdie, à la fois grave et incompréhensible. Je lui fis répéter, à ma grande honte, plusieurs fois sa phrase avant de comprendre. Elle avait subi une trachéotomie, lors d’une intervention pour un quelconque cancer du haut appareil respiratoire, trachéotomie mal cicatrisée qui lui avait abîmé, à moins que ce ne soit la maladie elle-même, les cordes vocales. Le pire était que la redoutable affection n’avait pu être complètement éradiquée. A présent, elle se développait avec son cortège de grandes souffrances que ne pouvait dominer la chimiothérapie antalgique que la patiente rejetait d’ailleurs en partie. Elle m’avait fait venir pour renouveler son ordonnance, en laquelle elle ne croyait guère, et semblait assez déçue de me voir plutôt que mon confrère, son thérapeute habituel. Que lui dire ? Que lui proposer ? Voyant mon incertitude et, d’une certaine manière, mon désarroi, elle décida, malgré son handicap qui rendait difficile tout contact, de me raconter son histoire tandis que je l’examinais.

Elle était veuve depuis plusieurs années. Elle et son mari, cadre supérieur dans une grande société implantée en Afrique, avaient passé la plus grande partie de leur vie sur ce continent, ce dont attestait un certain nombre de statues et poteries d’art nègre que je découvrais à présent en suivant la direction de son regard. Sans enfant, ils n’étaient revenus en France que pour y passer une retraite paisible et c’était la raison pour laquelle ils avaient acheté ce tranquille appartement dans cette petite ville de banlieue qui, par moments, rappelle un peu la vie de province. Malheureusement, il est écrit que certains êtres sont poursuivis par la malchance. A peine deux ans après leur retour et alors qu’ils venaient à peine de commencer à s’habituer à leur nouvelle vie, le mari fut victime d’un grave accident de la circulation alors qu’il traversait la chaussée dans un passage clouté et au feu rouge. Il en a été considérablement diminué, m’expliqua son épouse, mais enfin il en était ressorti vivant et c’était l’essentiel, n’est-ce pas ? Le mauvais sort, hélas pour ces deux-là, ne daigna pas arrêter sa série macabre. L’homme avait dû être transfusé abondamment et ce n’est que quelques mois après que l’on en fit le rapprochement avec les nouveaux troubles dont à présent il souffrait. A cette époque, on ne prenait pas – sans doute parce que l’on ne le savait pas – autant de précautions avec les transfusions sanguines qu’on le fait aujourd’hui. L’homme mourut du SIDA deux ans plus tard dans des conditions particulièrement douloureuses, à peu près au moment où sa femme, restée seule avec son chagrin, commençait à souffrir de la gorge. Un enchaînement cruel de circonstances comme n’oserait pas l’écrire un mauvais romancier ou scénariste de cinéma. La Vie, elle, ne recule devant aucun effet et n’hésite pas à mettre en scène les pires des situations.

Je ressortis de ma consultation avec la certitude de ne pas avoir pu répondre véritablement à l’attente de cette femme mais qui le pouvait ? Près de la petite fontaine, les enfants étaient toujours à leurs jeux et les ménagères dans leur discussion. Rien n’avait changé et le soleil tenait sa promesse de douceur. Mais, il m’apparut plus pâle.

Je discutai longuement de ce cas avec mon confrère mais notre malade, récusée par l’hôpital en raison de l’état avancé de son affection, ne pouvait guère, nous en convenions, être véritablement aidée.

Ce n’est que quelques jours plus tard que je revis mon collègue que je remplaçais chaque vendredi. L’état de Mme C. avait empiré. Les médications ne l’aident guère dans sa lutte contre la douleur, m’expliqua-t-il, mais surtout il existe chez cette femme un problème d’ordre psychologique, d’ordre moral si je puis dire. Tu es au courant de son histoire, n’est-ce pas ? Devant mon acquiescement, il poursuivit. En bref, elle ne voit pas comment en sortir. Elle se dit que sa vie n’a aucun sens, qu’elle n’a aucun espoir. Elle souffre beaucoup cette femme, tu sais. Son existence est d’une tristesse terrible et je ne vois pas… Bon, tu as compris : elle me demande de l’aider à « s’endormir » comme elle dit. J’ai hésité mais pas trop longtemps en fait, car je crois, je crois sincèrement que c’est un service, un devoir peut-être, que nous devons lui rendre. J’étais parfaitement en accord avec ce jugement.  Seulement, ce n’est pas aussi simple, poursuivit-il. J’ai essayé à plusieurs reprises. D’abord avec des diurétiques puis avec des dérivés nitrés. Rien. Elle n’a même pas été malade. Rien. Hier, elle m’a appelé et je lui ai donné des comprimés de potassium mais je ne sais pas… Elle t’appellera peut-être demain, alors j’ai pensé… Tiens, me dit-il, en me tendant deux plaquettes de T*, un bêtabloquant puissant, mais j’avoue que je suis un peu à court de ressources… De toutes façons, il faut être très prudent, conclut-il, car il ne s’agit pas de laisser des traces, tu le sais bien.

Je fus effectivement appelé le lendemain matin par la voisine affolée. Mme C. s’était éteinte durant son sommeil, sans avoir souffert au vu de son visage détendu. Elle était couchée en chien de fusil dans son lit bien rangé et présentait enfin une apparence de calme, presque de soulagement, que je ne lui avais pas connue. Je partis discrètement à la recherche d’éventuels médicaments qui auraient pu inutilement expliqué une telle issue. Je n’en trouvai pas trace et cela ne m’étonna pas. Mme C. avait méticuleusement préparé son action et elle n’aurait jamais permis que puissent être inquiétés ceux qui n’étaient que l’instrument de ce qu’elle avait, elle seule, décidé.

Je crois profondément que le médecin ne doit pas juger, qu’il ne doit pas s’interposer, pour peu que l’être qu’il a pour mission de soigner a décidé d’adopter une attitude mûrement réfléchie, sa dernière, et ce, à la condition, bien entendu, que sa conscience ne soit pas altérée, ce qui était le cas de Mme C. Le médecin doit, certes, chercher à convaincre, encourager à persévérer et dispenser le maximum d’espoir. Mais il n’est certainement pas un juge et s’opposer, c’est déjà juger.

La voisine me reconduisit (elle restait pour attendre les fonctionnaires de police) à la porte du grand appartement en se tordant les mains et en répétant : « Je ne comprends pas, je ne comprends pas, hier, elle était si bien ». J’avais signé le constat de décès. Je n’avais plus rien à dire et je partis en silence. Dehors, il faisait froid et la fontaine était désertée. Seul, un grand chien noir humait une piste et je le regardai faire quelques instants avant de reprendre ma route. Des histoires comme celle de Mme C., heureusement, il n’en arrive pas tous les jours. Mais on ne les oublie pas.

 

 

 

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Scène quinze : responsables mais pas coupables
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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 15:30

 

 

 tour-HLM.jpg

 

 

 

 

 

      Je suis face à la tour. Une tour anonyme comme il y en a des dizaines dans cette banlieue. Je suis seul. Seul alors que d’ordinaire un va-et-vient constant entoure la grande bâtisse. Mais cela s’explique : il est une heure quinze de l’après-midi et nous sommes en plein milieu de la deuxième semaine d’août. La chaleur est intense. Depuis plusieurs années, le mois d’août m’apparaît comme singulièrement éprouvant. Il me semble que jadis, quand je n’étais encore qu’un enfant insouciant des grimaces du temps, cette période de l’année était moins étouffante. Je hausse les épaules : c’est sûrement une impression fausse due à mes souvenirs infidèles. Je n’arrive pas à me décider à entrer, comme si je craignais je ne sais quoi, et je reste là, sur le trottoir, en plein soleil. Pas le moindre souffle d’air. Je ne suis pas tout à fait seul néanmoins. Je ne l’avais pas remarqué mais, à quelques mètres de moi, bien à l’ombre dans le renfoncement de l’entrée, un petit chien blanc et noir me dévisage avec curiosité. Je dois lui paraître totalement stupide. Cette présence inattendue me donne – on ne sait pourquoi – l’énergie qui me manquait pour me mettre en route. Je m’avance dans le hall. Il n’y a plus le soleil mais il y règne une lourde moiteur. Je décide d’ignorer mon environnement.

      Si j’ai bien compris ce que m’a expliqué la secrétaire, je dois voir un enfant. Ou plutôt sa mère. Rien ne presse en fait (c’est pour cette raison que je visite ce foyer en fin de tournée) puisqu’il s’agit de remplir un quelconque document d’aptitude à une colonie de vacances. (Non, elle ne pouvait pas venir à la consultation : qui aurait gardé les enfants ? Et puis elle attend de la visite, etc.). Le patient habite au quinzième étage, ce que me confirme la boîte aux lettres, et c’est donc d’un pas lent que je m’approche des ascenseurs. Je me poste devant celui des étages impairs et décide de prendre à la main ma sacoche dont la bandoulière me vrille l’épaule droite. J’appuie sur le bouton d’appel mais rien ne se passe. Le bouton ne daigne même pas s’allumer pour m’expliquer qu’il a compris mon invitation. Je ne m’inquiète pas outre mesure puisque c’est souvent le cas de ces grands ascenseurs de banlieue si sollicités. Je promène un regard distrait sur les murs du hall qui ont été récemment refaits. La décoration choisie n’est pas extraordinaire et on devine que la société de maintenance n’a pas utilisé les matériaux les plus onéreux ce qui, évidemment, n’est guère étonnant ici. Mais enfin l’ensemble procure une sensation de propreté et ce n’est déjà pas si mal. Je reviens à la porte de l’ascenseur. Toujours rien. Cela m’intrigue car il ne doit pas y avoir grand monde à l’utiliser à cette heure. Je commence à m’inquiéter. J’attends encore et je ne sais pas quoi faire. Attendre toujours ? Monter par l’escalier ? Quinze étages par cette chaleur ? J’entends soudain un bruit de cavalcade. La porte de l’escalier s’ouvre avec force et un jeune d’une quinzaine d’années en surgit. Il me regarde à peine et continue sa course. Je n’ai pas eu le temps de l’interroger. Mais il y a un Dieu car il fait brusquement demi-tour, revient vers moi et me jette : « Faut pas l’attendre ! L’ascenseur, faut pas l’attendre. L’est en panne depuis ce matin. Les mecs sont pas encore venus le réparer ! ». Je ne peux m’empêcher de m’écrier : « Les deux ? Les deux sont en panne ? ». « Ouais, les deux ! » crie-t-il en disparaissant. Je suis consterné. J’ai un moment l’envie irrépressible de repartir, de faire comme si je n’étais jamais venu, comme si je n’avais pas pu venir. Mais cela ne dure pas. La femme attend. Elle n’a pas téléphoné pour annuler au secrétariat qui, dans le cas contraire, aurait cherché à me joindre. Je prends en conséquence mon courage à deux mains et ouvre la porte de la cage d’escalier. Il s’agit évidemment d’une colonne aveugle et ce d’autant plus – je le découvrirai par la suite – que, à certains étages, les ampoules électriques sont hors d’usage. Ca me change de l’extérieur. En revanche, comme si cela pouvait être possible, il fait encore plus chaud. Les murs de béton parsemés de ci, de là, de graffitis, paraissent transpirer la chaleur accumulée les jours précédents. L’ascension est terrible. Chaque étage qui me rapproche de mon but prélève sur moi sa dîme de fatigue. Au début, je les compte puis j’abandonne : leurs numéros sont inscrits sur les portes des paliers, alors je continue sans réfléchir plus avant. A partir du dixième, je suis épuisé mais, évidemment, pas question de redescendre ; alors, je continue m’arrêtant à présent à chaque étage pour reprendre mon souffle. D’ailleurs, j’en profite pour pousser la porte de chaque pallier, pour « m’aérer » et observer chaque fois un long couloir avec des appartements tous semblables et, bien entendu, pas âme qui vive.

      J’arrive enfin. Un nouveau long couloir désert où les portes me contemplent comme autant de témoins muets. Je suis couvert de sueur comme je l’ai rarement été, à bout de souffle, les jambes flageolantes mais j’y suis. La suite sera plus facile. Je cherche le numéro du logement. Je sonne. Bruit de voix puis la porte s’ouvre. Une jeune fille noire me fait face. Je me présente. Elle s’efface à contrecœur. Je franchis le petit couloir et pénètre dans une grande pièce inondée de lumière ce qui me fait cligner les yeux. Une femme habillée d’un boubou à l’africaine se lève à mon approche et, avant que je puisse prendre la parole, déclare :

- « Mais, Docteur, c’est trop tard ! »

- « Trop tard ? »

- « Ben oui, comme on vous voyait pas arriver, on a appelé un autre docteur et il est venu y a une demi-heure… »

     Je me retrouve sur le palier. La porte claque derrière moi. Probablement ennuyée de m’avoir fait venir pour rien, la femme ne m’a pas dit au revoir. Quant à moi, j’ai oublié de lui demander pourquoi elle n’avait pas averti le secrétariat de ce déplacement inutile.

     Je retrouve presque avec joie la cage d’escalier. Quinze étages sont plus faciles à descendre qu’à monter. J’ai toujours aussi chaud. La perspective, face à tous ces contretemps, de dire adieu au sandwich que, en d’autres circonstances, je me serais octroyé, ne parvient pas à m’assombrir. Je suis peut-être venu pour rien mais, au moins, mon aventure du jour est finie et je n’ai rien à me reprocher. Dans vingt minutes, la consultation au cabinet. Au rez-de-chaussée.

 

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5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 17:50

 

 

 

 volet oscillant

 

 

 

 

 

 

Il arrive qu’on revive une scène qu’on ne peut identifier mais sans que la sensation relève de ces impressions de « déjà-vu » qui ne reposent généralement sur rien de réel. Ce jour-là, en allant payer mon essence à la petite guérite située à l’orée du centre commercial, j’étais tombé en arrêt devant une sorte de persienne dont les lames de plastique paraissaient bloquées à mi-hauteur. Chez moi, il n’y a pas de ces sortes de volets mobiles et au demeurant je ne connais aucun de mes amis qui en posséderaient. Ce type de jalousies m’évoque plutôt certains bâtiments officiels, notamment étrangers : on trouve ce genre de système dans bien des films américains où le héros, d’un geste négligent de la main, appuie légèrement sur une des lames afin d’observer l’extérieur sans être vu… Le préposé toussotant furtivement pour me signifier de lui tendre ma carte de crédit, j’abandonnai mon observation et bientôt n’y pensai plus.

Preuve que la mémoire est souvent capricieuse, ce n’est que plusieurs jours plus tard que l’image me revint totalement à l’improviste : regardant par la fenêtre de la cuisine de mon appartement, je revis la persienne bloquée du centre commercial puis, presque instantanément, celle de l’hôpital N. quelques trente ans plus tôt. J’étais alors un jeune étudiant en médecine, en fin de seconde année si ma mémoire est bonne. Ne possédant que les revenus forcément limités d’un boursier de l’Université, j’avais eu la chance d’être accepté durant le mois d’août en tant qu’élève infirmier à l’hôpital N. et avais été affecté au service de néphrologie du Professeur H. De nuit, évidemment, puisque dans ces services de pointe, c’était – et c’est encore – la fraction du nycthémère durant laquelle il est le plus difficile de pallier l’absence des personnels partis en vacances. Je ne m’en formalisais pas trop puisque je n’avais guère la possibilité d’être exigeant sur mes horaires. Plus encore, j’avais l’impression de vivre une sorte d’inhabituelle aventure nocturne tout en étant rémunéré pour approcher l’univers des malades, une préfiguration de ce qui assurément m’attendait par la suite.

Comme je ne savais pas faire grand chose – c’est un euphémisme – mon rôle se bornait à seconder (?) une des infirmières du service, en l’aidant à transporter le matériel dont elle avait besoin ou, parfois, à soulever un malade. En réalité, j’ai aujourd’hui plutôt l’impression que mon rôle principal consistait surtout à « faire masse », ceci afin de rassurer les patients sur l’importance des effectifs soignants, à la manière de ces figurants de théâtre amateur qui, au deuxième acte, représentent la foule à eux-seuls. Dans cet hôpital qu’on appelait jadis « le Palais du Rein » existaient plusieurs chambres de réanimation où étaient regroupés les malades les plus sérieux. Ces pièces relativement stériles étaient jouxtées sur l’un de leurs côtés par un couloir vitré qui donnait sur elles afin que les malheureux patients puissent communiquer, au moins par la vue, avec leurs proches.

Dans une de ces chambres résidait un homme d’environ trente-cinq ans, très sympathique m’était-il apparu, avec lequel je m’étais plusieurs fois entretenu et dont l’état clinique me semblait moins préoccupant que ceux des autres. Il était grand, la peau mate, légèrement replet et je revois parfaitement ses cheveux très noirs et très fournis. Souvent, il déambulait dans sa chambre comme un fauve en cage et il ne faisait aucun doute dans mon esprit que sa sortie était prochainement programmée. Pourtant, chaque soir, en arrivant vers 23 heures, je le retrouvais au même endroit, agité, impatient. Dès qu’il m’apercevait, il me faisait un petit signe amical de la main puis reprenait sa déambulation avant de s’asseoir près de son lit, saisissait une revue ou un livre qu’il reposait aussitôt pour se lever encore.

On m’appela une nuit vers trois heures du matin dans sa chambre alors que je devais prendre les tensions artérielles du service, tâche qu’on me demanda de différer. La pièce me parut noire de monde : il y avait là l’interne de garde, un externe, la surveillante de nuit et mon infirmière. On me pria d’aller chercher rapidement un haricot vomitoire d’acier qu’il me fallut trouver dans je ne sais quelle annexe du local infirmier. Quand je revins, deux à trois minutes plus tard, la situation du malade s’était dégradée au point que l’interne pratiquait un massage cardiaque externe tandis que le reste du personnel s’activait autour du chariot de réanimation. Pétrifié devant cette scène que je ne comprenais pas, je me fis le plus discret possible dans un coin oublié de l’endroit. La surveillante qui tenait le malade se tourna subitement vers moi qui étais le seul à ne rien faire et me cria : « Bon Dieu, mais fermez-donc ce rideau : vous ne trouvez pas que ça suffit comme ça ? ». C’est alors que je les aperçus : la famille était derrière la baie vitrée du couloir et se désespérait de ce qu’elle devinait. « Alors, ce putain de rideau ? » hurla l’interne. Je me précipitai. Incompétence, panique ou plus vraisemblablement défaillance du matériel, le rideau mobile se bloqua à mi-hauteur et rien ne put le faire bouger à nouveau. Dans le couloir, une femme se penchait en pleurant pour comprendre ce qui arrivait à son frère ou à son mari. L’homme qui l’accompagnait se tenait la tête à deux mains et hurlait des mots que je ne saisissais pas. Dans un réflexe futile et totalement inutile, je m’appuyai contre la vitre de séparation pour bloquer du mieux que je le pouvais une vue qui ne pouvait pas l’être. Le malade – dont j’appris par la suite qu’il souffrait d’une leucémie terminale avec insuffisance rénale ce qui expliquait sa présence dans le service – ne put être réanimé. Il mourut sous les yeux des siens. Quant à moi, j’étais terrorisé. Comme dans un cauchemar, je ne savais pas quoi faire et me retrouvai totalement paralysé face à des événements qui me dépassaient absolument. Heureusement, une infirmière fit évacuer le couloir qui se vida soudain derrière moi. Puisque ma présence, de toute façon inutile, n’était plus requise, je regagnai presque en courant le poste infirmier. On ne me reparla plus du pauvre malade, ni de mon incompétence notoire. Je dois à la vérité de reconnaître que je ne me sens pas réellement coupable de ne pas avoir su pratiquer des actes ou adopter des attitudes qu’on ne m’avait jamais enseignés mais, à partir de ce moment pour moi des plus pénibles, j’ai pris définitivement en horreur les volets mobiles.

 

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22 juillet 2012 7 22 /07 /juillet /2012 17:13

 

 

 pavillon des cancéreux

 

 

 

 

 

 

Quand j’y repense et que je me repasse la triste histoire des derniers jours de mon malade et ami J.T., je me dis qu’il n’a pas eu beaucoup de chance. Sans doute sa maladie, cruelle et banale, ne pouvait-elle guère évoluer autrement. Il n’empêche : au delà de ses hésitations et de ses peurs, coupables quoique bien compréhensibles, il fut la victime certaine d’un concours de circonstances qui lui coûta fort cher.

Tout avait commencé quelques mois plus tôt par le soupçon que j’eus en l’observant attentivement de la possibilité chez lui d’une pathologie viscérale qu’il convenait de mettre rapidement en évidence. Son teint plombé, à certains moments exagéré, ses accès inexpliqués de grande lassitude, une fébricule vespérale qu’on ne pouvait relier à rien de tangible, quelques autres signes certes sans particularité mais dont la coexistence inquiétait, tout indiquait chez cet homme l’éventualité d’un processus profond qu’il ne fallait en aucune manière négliger tant son évolution pouvait être par la suite préoccupante. Je m’obstinai donc à lui prescrire de nombreux examens paracliniques qu’il accepta avec mauvaise grâce mais sans oser me les refuser. N’ayant guère d’éléments d’orientation et comme il fallait progresser de manière logique, je lui proposai d’explorer de manière systématique l’ensemble de ses fonctions. Toutefois, au fur et à mesure de la réalisation de ces examens dont certains étaient relativement lourds et nécessitaient des hospitalisations itératives quoique de courte durée, une réponse invariable nous revenait : rien à signaler, tout paraît normal. J’en étais arrivé à me demander si, au fond, tout cela n’était pas le fruit de mon imagination déformée par trop de mauvaises expériences et si l’essentiel de cette altération de santé n’était pas à mettre sur le compte d’une sénescence s’aggravant par à-coups. Mais l’affaire était lancée et la rigueur scientifique la plus élémentaire veut que l’on aille toujours au bout d’une recherche, même si l’on pense que cela est peut-être inutile. Il ne restait plus à explorer que le bas appareil digestif lorsque, brutalement, J.T. fit un accident urologique aigu qui le conduisit en urgence à l’hôpital pour une intervention chirurgicale délicate au cours de laquelle il faillit laisser sa vie. Tout rentra pourtant dans l’ordre et il retourna chez lui quelques semaines plus tard, son état général pratiquement inchangé.

Sa convalescence, puis les vacances, les obligations trop longtemps différées, la vie de tous les jours qui l’avait repris lui firent remettre à plus tard l’examen digestif laissé en souffrance que, de temps à autre, je lui rappelais, probablement de manière insuffisamment insistante. Quand il se décida enfin, je compris immédiatement, par la découverte d’une tumeur maligne du colon, que l’altération de son état général venait bien de là. Mais J.T. avait perdu plus d’un an.

Bien entendu, une fois le diagnostic posé par la médecine officielle - mais encore ignoré de lui -, pour la première fois, et alors que je lui avais déjà souvent posé la question sans avoir pu obtenir de réponse précise, il m’avoua avoir présenté, à plusieurs reprises durant les années précédentes, des rectorragies qu’il avait, pour se rassurer faussement, mis sur le compte de crises hémorroïdaires. Lorsque, quelque peu agacé, je lui demandai la raison de son silence sur le sujet, silence apparemment incompréhensible vis-à-vis de moi qui étais si proche de lui, il baissa la tête sans que je puisse lui en faire dire plus. Les hommes parfois, pour se protéger du mal qui les effraie tant, ont, par leur attitude de fuite, le grand malheur de le faire venir plus vite.

L’intervention eut lieu quelques jours après mais le chirurgien me fit immédiatement savoir qu’il était déjà sans doute trop tard puisqu’il avait pu mettre en évidence, par le toucher per-opératoire, des métastases hépatiques multiples. Sans préjuger évidemment d’autres possibles extensions. J.T. entra donc dans le circuit redoutable et redouté des cures itératives de chimiothérapie, lourd et fastidieux traitement qui, dans son cas, se révéla assez vite inefficace.

Comme souvent dans de telles situations, longtemps il n’évoqua pas le diagnostic. Puis, sur le tard, je le revois me demander, faussement ingénu : « Mais j’ai quand même pas un cancer, hein ? ». Atroce question à laquelle je ne pouvais répondre qu’en baissant la tête. Il se rassurait alors en s’exclamant : « Non, quand même, pas ça ! ». Mais, bien sûr, il avait entendu ce que je ne lui avais pas dit.

Il est facile de comprendre que, face à une situation de ce type, tout être doué de raison ne peut que s’insurger, se rebeller, refuser l’épouvantable vérité. Vient alors le temps de toutes les remises en cause, celui de tous les essais désespérés, même les plus farfelus.

J.T. essaya donc, suggérés par l’un ou par l’autre, toutes les thérapeutiques plus ou moins exotiques, les médicaments miracles d’autant plus précieux qu’ils proviennent de pays étrangers, et singulièrement des Etats-Unis, les techniques pseudo-naturelles, les procédures « hors circuit », les appareils « réprouvés par la médecine officielle parce que menaçant son monopole », etc. Je savais bien entendu qu’il existe en pareil cas une sorte de marché parallèle de la douleur morale, marché qui ne recule devant aucune ignominie pour s’assurer l’écoute captive de celui qui souffre. J’essayai en conséquence de dissuader mon malade d’y succomber ou, à tout le moins, de n’en subir que la perversité minimale mais comment enlever l’espoir à celui qui en a tant besoin ?

J.T. commanda aux Etats-Unis je ne sais quelle médecine naturelle qui, à l’examen approfondi de ses composants, n’apparut n'être que l’association de principes actifs fort connus chez nous (et complètement inefficaces sur la maladie) et de substances dénuées de la moindre activité pharmacologique. Devant le scepticisme que j’eus sans doute du mal à cacher, J.T. décida de ne plus me parler de ses tentatives du genre et je reste persuadé que les quelques pilules que j’avais pu voir ne furent que les premières d’une longue série illusoire.

Vint le tour d’un appareil extraordinaire qui « pouvait guérir n’importe quel cancer » et, accessoirement d’ailleurs, les lombalgies, les maladies neurologiques, cardiaques, l’hypertension artérielle et que sais-je encore ? La liste n’en était pas exhaustive. Il s’agissait d’une espèce de boîtier relié à deux électrodes qu’il convenait de disposer sur l’abdomen au moyen d’une plaque métallique. Lors de la première séance, la plaque provoqua chez J.T. une inflammation cutanée aiguë, par insuffisance d’étalement de la crème « isolante » idoine fut-il déclaré par « l’inventeur », un incident qui prouvait au malade combien l’appareil était puissamment actif… Cet inventeur était, paraît-il, un médecin bordelais « à la retraite » qui se consacrait ainsi au sauvetage de l’Humanité souffrante après que, du temps de son activité, il eut été évidemment rejeté par le reste du corps médical, jaloux de cette découverte majeure. L’appareil coûtait assez cher (du moins à en juger par la pauvreté du matériel lui-même) mais il en existait une version encore plus puissante dont le prix atteignait alors des hauteurs astronomiques. J.T. se contenta de la formule la moins onéreuse. Je cherchai quand même à en savoir plus sur le génial inventeur mais son nom était totalement inconnu du Conseil de l’Ordre des Médecins de Bordeaux, ce qui ne m’étonna guère.

Chaque jour – parfois deux fois dans la même journée -, J.T. s’appliqua consciencieusement les électrodes, passant de longues heures dans son lit à supporter le système. Lorsque je lui rendais visite à ces heures-là, je me gardais bien de lui faire la moindre remarque puisque, de toute façon, je n’aurais pas été écouté et que, de plus, je n’avais guère d’autre solution à proposer à mon malheureux patient.

La maladie de J.T., bien entendu, continua à évoluer pour son propre compte. Un jour qu’il était particulièrement déprimé, il m’avoua avoir téléphoné à l’inventeur pour lui expliquer que ses paramètres biologiques continuaient de se détériorer et que la machine ne semblait pas entraîner d’effet bénéfique. Il lui fut fort sèchement répondu qu’il s’y était probablement pris trop tard…

Je reste indécis devant les agissements de personnages comme l’inventeur bordelais. Profitent-ils uniquement de la faiblesse bien compréhensible de ceux qui se savent abandonnés par la médecine ? Ou bien représentent-ils la possibilité pour nos incurables de croire encore et en dépit de tout ? Sont-ils des profiteurs ignobles ou le dernier carré de ceux qui n’ont pas baissé les bras ? Chacun trouvera sa réponse personnelle mais que les fins de vie sont souvent pénibles !

  

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6 juillet 2012 5 06 /07 /juillet /2012 15:24

 

 

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    Au premier abord, monsieur M. n’inspirait guère la sympathie. C’était un homme plutôt volumineux qui vous recevait bien installé dans son fauteuil d’infirme et vous toisait comme s’il venait de reconnaître, sinon un ennemi haï, du moins quelqu’un qu’il jugeait fort indésirable. Il était souvent bourru et impatient et, quand ce n’était pas le cas, il paraissait somnolent et indifférent : on devinait alors qu’il faudrait recourir à des trésors d’artifices pour attirer son attention. Mais, une fois en terrain de connaissance, c’était un homme charmant, parfois même délicieux.

       La première fois que j’ai été mis en sa présence, c’est bien simple : je ne l’ai pas vu ! Bien qu’il fut près d’une heure de l’après-midi, il était toujours dans son lit à ronfler comme au sortir d’une nuit de libation, lui qui, je devais l’apprendre par la suite, ne buvait jamais une goutte d’alcool. Rien à faire, il n’émergera pas avant le milieu de l’après-midi, m’avait crié de la cuisine son aide-ménagère. J’avais été contraint de pratiquer son auscultation cardio-pulmonaire et de prendre sa tension artérielle dans l’obscurité de la chambre. Je me résolus à recopier l’ordonnance qui trônait sur la table du salon sans jamais avoir pu tirer de lui le moindre mot. Etrange et inconfortable… D’autant que l’ordonnance était très particulière : on y comptait près de trente médications diverses !

        Il arrive que certains malades, notamment au crépuscule de leurs vies, fassent pression sur le médecin pour obtenir force « remèdes et potions » qui, à défaut de les soigner de façon optimale, semblent les rassurer : on en arrive alors à « soigner » non une maladie mais des symptômes, des signes cliniques, des somatisations… Comme il est difficile de résister à ce type de demandes, notre rôle est alors – au moins – de prescrire des molécules dont l’innocuité est avérée quand il ne s’agit pas de simples placebos. Mais trente !  Dont beaucoup de drogues actives ! Et chez un homme relativement jeune puisqu’il n’avait pas soixante ans…

        C’est en apprenant progressivement, au fil de mes visites, l’histoire du patient que je compris l’étendue de son trouble. Ses difficultés remontaient à la guerre d’Algérie durant laquelle il avait été blessé, non au combat direct mais dans un accident de son camion avec lequel il était tombé dans un ravin. Depuis cette date, pensionné de guerre (il faisait donc partie de ces malades très particuliers regroupés sous l’appellation administrative et barbare « d’article 115 »), il ne vivait que pour sa maladie. Ou plutôt ses maladies. En effet, ayant au fil des années été par force amené à côtoyer nombre de médecins, généralistes ou spécialistes, il en était venu à dresser un invraisemblable catalogue de ses prétendues affections, pour certaines, il est vrai, tout à fait authentiques. Lorsque devenu son médecin préféré puisque je venais le visiter régulièrement sans jamais me plaindre (il faut dire que son cas me passionnait) il décida de coucher sur le papier « ses maladies », nous arrivâmes à l’incroyable total de soixante-quatorze ! Toutes différentes et dans les domaines les plus variés… Certaines étaient avérées et parfois même sérieuses, d’autres manifestement exagérées, d’autres enfin parfaitement imaginaires. En vérité, la pathologie qui dominait chez monsieur M. et faisait toute la difficulté – mais aussi le côté passionnant – de sa prise en charge était une authentique paranoïa qui avait certainement été révélée par son accident pour, par la suite, se fossiliser peu à peu dans cet état de pseudo-dépendance et de revendications permanentes.

     Car la plus grande partie de la vie de monsieur M. consistait en revendications et demandes diverses. Il lui arrivait de passer des journées entières à constituer des dossiers, écrire des lettres de recours, exiger des expertises et contre-expertises, téléphoner dans les services de multiples administrations, hôpitaux et caisses diverses. « Vous comprenez, docteur, me disait-il alors, son regard clair braqué sur moi comme pour chercher un appui à ses dires, il faut que ces gens-là me payent ce à quoi j’ai droit. Je ne demande rien de plus. Rien que la justice. Qu’on reconnaisse une fois pour toutes le préjudice que j’ai subi.  Et si, d’aventure, il m’arrivait, surtout au début, de lui faire remarquer : « Mais, monsieur M., vous êtes déjà pris en charge à 100% pour au moins cinq pathologies majeures et cela par plusieurs caisses différentes… », il me rétorquait invariablement : « Cela ne suffit évidemment pas car il est facile de démontrer que toutes mes maladies actuelles sont les conséquences de mon accident. Tenez, mes problèmes de colonne, mes paresthésies qui m’empêchent de me mouvoir normalement, et même mon diabète… ». Il était inutile de polémiquer avec lui : le débat était sans fin.

     Souvent, je cherchais à négocier avec lui – car il était particulièrement attentif à la moindre virgule de ses ordonnances – l’opportunité d’alléger le nombre de ses médicaments : c’était à chaque fois une guerre d’usure. On se battait sur chaque molécule, sur chaque prescription. Or, chaque fois, il y avait de nouveaux noms, glanés au fil des contacts que monsieur M. nouait avec les médecins de nuit que, bien sûr, il appelait pour des « malaises » aussi divers que flous plusieurs fois par semaine. Bien des fois, au fil des années, j’eus envie de laisser ce patient si difficile se débrouiller seul avec cette Société qui ne reconnaissait jamais assez bien ses multiples maladies. Jamais je ne pus m’y résoudre. D’abord parce que je n’étais qu’un intermédiaire : moi parti, un autre médecin serait venu me remplacer avec l’obligation de tout reprendre à zéro et peut-être même un risque de plus grande radicalisation du patient dans son trouble. D’autre part, malgré tout, monsieur M. me faisait pitié et, au fur et à mesure de mes visites, il me semblait avoir tissé avec lui des liens particuliers au point qu’il m’arrivait quelquefois de le faire fléchir.

    Il posait néanmoins un incontestable problème de surconsommation médicale à la Collectivité. Il y avait tout d’abord ces infirmités qui le clouaient au lit ou au fauteuil. Des investissements en matériel coûteux avaient été consentis par les administrations concernées, notamment celle des Anciens Combattants : plusieurs fauteuils roulants dotés des derniers perfectionnements techniques avec leurs unités de maintenance, des télécommandes multiples d’autant plus coûteuses qu’elles étaient réalisées à seulement quelques exemplaires, des panoplies de cannes et prothèses spéciales, les aménagements particuliers tant de son habitation (les plafonds de son appartement étaient couvert d’un réseau étendu de rails destinés à supporter son poids lors de déplacements par appareils de sustentation spéciaux) que de son véhicule, des portes automatiques télécommandées, etc. Pourtant, à présent qu’il me faisait confiance, je le voyais se déplacer seul, parfaitement à l’aise, d’une pièce à l’autre. Parfois, il se laissait quand même tomber dans son fauteuil (fixe, spécialement aménagé) avec l’air de dire : « Eh, faut pas croire mais je me fatigue vite quand même… ».

     Monsieur M voyait – en dehors de moi – de nombreux médecins qui, assez vite, se rendaient compte de l’ambiguïté du personnage et ne lui rendaient plus visite qu’à contrecœur. Surconsommation médicale sans l’ombre d’un doute.

     Tout comme ses immenses prescriptions de médicaments nombreux et pour la plupart inutiles dont je sais qu’il n’en prenait (heureusement) pas le quart. Certains pharmaciens parfois refusaient même d’honorer ses demandes ! Mais rien n’y faisait : monsieur M. voulait, par la multitude des drogues qu’il se faisait prescrire, prouver au monde entier combien il était malade et combien il était nécessaire de lui assurer un maximum de pensions et de rentes de tous ordres. Après avoir bien réfléchi à ce cas singulier, je reste encore aujourd’hui persuadé qu’il ne s’agissait pas d’une vulgaire histoire de gros sous : il désirait seulement qu’on prenne conscience de ce que lui considérait comme un état de grand invalide (civil et militaire) acquis au service de la Patrie. Un profond désir de reconnaissance en somme, exacerbé par son délire paranoïaque, au demeurant officiellement reconnu par les autorités militaires. C’était d’ailleurs pour cet unique motif qu’il hantait également, bien calé dans son fauteuil d’handicapé et entouré des nombreuses aides soignantes octroyées par l’Administration, les couloirs de multiples hôpitaux et cliniques, à la recherche d’examens complémentaires sophistiqués et le plus souvent superflus…

    Très rapidement, cette situation étrange avait attiré l’attention des médecins contrôleurs des caisses, notamment d’Assurance-Maladie, qui régulièrement le convoquaient pour obtenir des explications. Plusieurs fois, il m’avait demandé de l’accompagner et je me souviens parfaitement des entretiens que j’eus avec les confrères contrôleurs. A l’issue d’une conversation parfois difficile, je restais seul avec le médecin de la Caisse. Nous entreprenions alors de chiffrer les dépenses induites par ce cas compliqué. Nous savions que ne plus donner suite à ces demandes incongrues, outre le fait que cela aurait pu entraîner chez monsieur M. une décompensation agressive de sa paranoïa qui risquait de porter atteinte à l’ordre public, signifiait un hébergement définitif en institution spécialisée. Nous avions beau refaire les comptes dans un sens ou dans l’autre, nos conclusions étaient toujours les mêmes : hospitaliser définitivement ce patient serait revenu infiniment plus cher à la Collectivité… Alors, nous faisions revenir le malade pour le sermonner gentiment, en sachant pertinemment que rien ne pourrait jamais changer.

      Et cette invraisemblable situation, commencée longtemps avant mon temps, dura plus de quarante ans ! Quarante ans !

    Jusqu’à janvier dernier. Ce samedi-là, je le trouvai renfermé, replié sur lui-même, presque mal à l’aise. Puisque je le connaissais bien, très vite, je lui déclarai : « Monsieur M., vous me cachez quelque chose ! » Ce fut son aide soignante de l’après-midi qui vendit la mèche. « Il va se faire opérer après-demain ! » me déclara tout de go la jeune femme. Je me tournai vers lui et il fut bien obligé d’avouer. Le lundi suivant, il allait être hospitalisé en chirurgie cardiaque pour se faire opérer d’une authentique affection de l’oreillette gauche, une pathologie dont je le savais depuis longtemps porteur mais qui à mon sens ne nécessitait nulle précipitation. J’eus beau argumenter longuement, revenir plusieurs fois à la charge, rien n’y fit : monsieur M. avait sa tête des mauvais jours. Je pris quand même la peine de téléphoner au CHU pour avoir des explications plus détaillées mais le week-end qui venait de débuter m’empêcha de joindre un quelconque responsable. Je repartis très défavorablement impressionné. C’est le lundi après-midi que, en pleurs, une de ses aides me téléphona pour me dire que Monsieur M. ne s’était pas réveillé de l’anesthésie… J’étais découragé et me sentais coupable de n’avoir pas été plus persuasif ; peut-être aurais-je dû, en dépit des supplications de mon patient de ne pas le faire, me rendre à l’hôpital, discuter encore, qui sait ? Ce soir-là, à plusieurs reprises, il me sembla entendre le fantôme de monsieur M. me susurrer : « Alors, vous voyez bien, docteur, combien j’étais malade ! ».

     Je laissai passer quelques jours puis décidai d’appeler le chirurgien cardiaque. C’était une femme dont je perçus immédiatement toute l’ampleur du désarroi. « Croyez-moi, mon cher confrère, il a tellement insisté ! Tellement insisté ! Cela faisait des semaines qu’il faisait le siège du service. Il restait des heures sur son fauteuil roulant à l’entrée du service, attendant qu’on accepte enfin de l’opérer… Vous savez, il prétendait avoir de plus en plus de malaises en rapport avec son Barlow (la maladie cardiaque). Je ne le croyais pas trop mais imaginez qu’on ait continué à lui refuser… qu’il lui soit arrivé quelque chose… on n’aurait jamais su si… Et puis il aurait bien fallu l’opérer un jour ou l’autre, vous savez…  Vous comprenez ? ».Je comprenais. J’avais bien connu cet homme étrange et je comprenais.

     C’est une maladie épouvantable que l’hypochondrie, quelle qu’en soit la cause. Elle conduit bien souvent le patient qui se croit malade à le devenir vraiment. Monsieur M. m’avait souvent affirmé qu’il n’avait pas peur de la mort. Que ce qu’il voulait, ce qu’il voulait uniquement, c’était qu’on lui « rende justice ». L’aide-soignante qui l’avait conduit le dimanche soir à l’hôpital pense qu’il avait « pris plein de médicaments pour en finir, vous comprenez ? » C’est peut-être vrai mais je ne le crois pas. Je pense, quant à moi, que, par cette intervention chirurgicale, il voulait prouver qu’il avait franchi un cap de plus dans l’affirmation de ses multiples affections. Il essayait de démontrer une fois encore à tous ces gens qui l’entouraient et qui ne le croyaient qu’à moitié combien il était souffrant et diminué ; il voulait rappeler ce que lui avait coûté son sacrifice au service du pays. Il a essayé et il a perdu. Je me demande même si, sachant par avance ce qui allait lui arriver, il n’aurait quand même pas persévéré. Pour qu’enfin on lui rende justice.

 

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