A défaut d’être original, le couple qui se tenait devant moi semblait pour le moins disparate. La femme observait ses souliers et son embarras était certainement en rapport avec son aspect négligé, ses vêtements désaccordés, déchirés et salis et ses cheveux rabattus vers l’arrière du crâne en un grand désordre. Elle se tordait les mains en une espèce de désespoir, se balançant lentement d’avant en arrière. Elle pouvait avoir une soixantaine d’années mais il était difficile de se faire une réelle opinion tant son aspect physique traduisait un délabrement intense : presque une épave déjà. Par opposition, son compagnon, bien plus jeune – la quarantaine à peine – faisait meilleure figure. Blond, les yeux bleus quelque peu larmoyants et le visage souriant, ses vêtements simples mais relativement soignés – un pantalon clair et un polo beige - trahissaient une silhouette mince et musclée. Ce couple avait pourtant quelque chose en commun, facilement décelable pour un professionnel habitué à ce type de malades : l’alcoolisme. L’alcoolisme était présent en eux comme une sorte de malédiction et on le saisissait immédiatement à leur aspect physique, à leur attitude et, par la suite, à leur façon de s’exprimer.
D’une parole et d’un geste du bras, je les engageais doucement à m’expliquer la raison de leur visite au cabinet médical. Ce fut l’homme qui répondit.
- C’est ma femme, docteur. Elle a des boutons qui veulent pas partir… Allez, chérie, explique au docteur…
- Ben voilà, docteur, ça fait plusieurs jours que j’ai ça…
La femme avait relevé la tête et je pouvais enfin réellement l’observer. Elle présentait effectivement à la base gauche de son cou, un peu en arrière et en bas de l’oreille, trois ou quatre tuméfactions dont l’une assez volumineuse. Je m’approchai d’elle. Les tuméfactions étaient en fait surinfectées, probablement en raison d’un grattage intense qui avait forcément aggravé les lésions de départ. Malgré un interrogatoire difficile mais approfondi, il me fut impossible de déterminer la cause réelle de ces plaies plutôt étranges qui n’éveillaient aucun point de comparaison dans mes souvenirs. Je décidai dans un premier temps de traiter la surinfection, me réservant de constater ensuite ce qui pourrait subsister de cette éruption cutanée, à supposer évidemment qu’elle n’ait pas entre-temps disparu. Après un examen plus général qui ne m’apporta aucun élément probant en dehors de la confirmation de l’intoxication éthylique, je prescrivis les médications adaptées ainsi qu’un bilan biologique dont je doutais qu’il serait effectué. En effet, à cette époque, la CMU 1 n’existait pas encore et j’étais par conséquent convaincu de ne plus entendre parler de ce couple singulier.
J’avais tort : quelques jours plus tard – une dizaine tout au plus – la patiente et son compagnon étaient à nouveau dans mon cabinet et, avant même que je prononce la moindre parole de bienvenue, la femme m’apostropha :
- Les boutons, docteur, eh bien, y sont revenus et ça me fait drôlement mal. Vous croyez qu’vous allez pouvoir faire queq’chose ?
Je ne répondis pas immédiatement à cette question en forme de revendication qui sonnait à mes oreilles comme si l’on me reprochait une insuffisance, ou plutôt une inconstance, de résultat. La femme, encouragée par son compagnon qui hochait la tête avec conviction, me jura ses grands dieux qu’elle avait bien pris ses médicaments qui, d’ailleurs, avaient dans un premier temps fait reculer l’éruption avant que d’autres vésicules n’apparaissent et, évidemment, ne se surinfectent à leur tour. La malade avait raison : cette éruption qui recouvrait toute la base de son cou et atteignait même son menton et sa lèvre inférieure était assez particulière. Observée à la lampe et en dépit de la surinfection qui modifiait tout, il me semblait apercevoir en fait des sortes de papules dont certaines paraissaient percées en leur centre par un ou deux points noirs, comme si l’on avait procédé avec un aiguille pour les vider de leur liquide. Cela n’avait pas de sens : qui aurait voulu faire une chose pareille à moins de chercher à soulager un prurit intense (probablement pas avec une aiguille mais avec l’ongle) ou une tension particulièrement douloureuse, deux éventualités que la patiente démentait avec force. Autour des lésions, la peau était comme abîmée, fripée mais il était bien sûr difficile de se faire une idée définitive en raison des modifications postérieures à l’éruption et, d’une manière plus générale, de l’habitus assez dégradé de la plaignante. Je proposais derechef un traitement anti-infectieux local et général, une pommade anti-inflammatoire et demandait à mes interlocuteurs de revenir si la situation ne s’améliorait pas. J’avais déjà renoncé à adresser la femme à un confrère dermatologue puisqu’elle m’avait affirmé qu’elle ne « voulait pas voir un spécialiste de la peau pour si peu » et décidé de ne pas prescrire de prélèvements cutanés pour d’éventuelles cultures microbiennes : la malade ne suivrait pas cette prescription et, de plus, cela ne m’apporterait vraisemblablement pas grand chose au plan diagnostique. Il existe ainsi des situations qui sont indéniablement frustrantes quand on doit se contenter d’actions à visée essentiellement symptomatique, là où une approche étiologique aurait probablement permis l’absence de récidives. Toutefois cette malade était bien singulière et je devais me réjouir d’avoir pu la soulager même sans explication.
L’affaire en serait restée là qu’elle aurait fait partie de ces nombreux cas où aucune explication véritable n’est avancée et où, après maints tâtonnements, le thérapeute arrive à apporter à son patient ce pourquoi celui-ci l’a consulté : la sédation de ses troubles. Si l’esprit n’est pas récompensé de sa curiosité, au moins est-il raisonnablement rassuré. Une dizaine de jours encore et je réentendis parler de cette éruption à répétition : cette fois, seul le compagnon était à ma porte et me demandait de venir « consulter sa femme à domicile parce que le mal est revenu au point de la défigurer et même de lui avoir provoqué un malaise et c’est pourquoi elle peut pas venir consulter ici : elle est encore trop faible, vous comprenez, docteur ». Je promis de venir au plus vite.
De fait, dès ma consultation achevée, je me mis en route vers l’adresse fournie par l’homme, une zone semi-désertique entre deux rangées de pavillon en meulière où séjournaient tant bien que mal quelques caravanes plutôt usagées. C’est dans la plus délabrée d’entre elles que m’attendait le compagnon. L’intérieur de cet ancien habitacle roulant sédentarisé était à l’avenant : crasseux et désordonné. Des linges salis, des couvertures trouées, de vieilles revues jonchaient un sol maculé de taches multiples et recouvert de vieux mégots de cigarettes et de bouteilles vides. Si l’on imagine que ce plancher était à peu près le seul endroit convenable du lieu, on aura compris que je ne me faisais aucune illusion sur l’origine de ce qui motivait ma venue. Le « malaise » et la « faiblesse » étaient la conséquence naturelle d’une intoxication enolique certainement un peu plus soutenue qu’à l’ordinaire : du fait, l’éruption cutanée devait être en rapport (allergie, foyer microbien, mille autres causes possibles) avec l’hygiène déficitaire du lieu.
Affalée sur un matelas avachi et déchiré recouvert de torchons infâmes qui avaient jadis été des draps et des couvertures, la femme était étendue de trois quarts travers sur le dos et respirait lourdement. L’éruption avait effectivement gagné le visage puisque, alors que les plaies du cou avaient pratiquement disparu, de nouvelles cloques avaient colonisé l’hémiface droite de la femme, l’une d’entre elles recouvrant sa paupière supérieure au point que l’œdème réactionnel lui obturait certainement l’œil. C’était assez impressionnant au point que, pour la première fois, je fus saisi d’une profonde inquiétude : et s’il s’agissait en fin de compte d’une affection bizarre et rare, peut-être infectieuse et pourquoi pas parasitaire ou même – le contexte s’y prêtait certainement – une zoonose 2 ? Y avait-il donc des rats par ici ? Je posai ma mallette comme je pus, sortis mon tensiomètre et mon stéthoscope et, assis le moins possible sur le bord du lit, entrepris de commencer un examen qui avait toutes les chances de se trouver aussi frustrant que les précédents. Cette fois-ci, je décidai qu’on n’allait pas en rester là et que, d’une manière ou d’une autre, une investigation plus approfondie serait menée, quitte à ce que ce soit en milieu hospitalier. L’homme était resté debout et je lui proposai de relever sa compagne avec moi afin que je puisse pratiquer une auscultation pulmonaire. C’est en soulevant la malade que nous déplaçâmes sans le vouloir le tas de chiffons qui faisait office d’oreiller. En dessous, le matelas présentait un trou d’usure, un orifice d’environ cinq centimètres d’un diamètre irrégulier, et, dans mon geste de redressement de la femme, ce fut du coin de l’œil que je perçus un mouvement. C’était absurde : voilà à présent que je voyais bouger les choses ! Pourtant, sans réfléchir, je me saisis d’une ancienne tringle à rideaux qui reposait contre la paroi de la caravane et fit mine d’explorer l’anfractuosité du matelas ; je n’avais pas rêvé : mon geste provoqua la panique dans un nid d’araignées de toutes tailles qui s’éparpillèrent sur le galetas. Des épeires à ce que je pouvais en juger, plutôt grosses pour au moins deux d’entre elles, et pas de misérables faucheux qui auraient été écrasés par le poids des corps humains. Du coup, j’avais l’explication de l’étrange affection de ma malade : de simples morsures d’araignées chez une femme que les comas éthyliques rendaient incapables de se défendre, ni même d’identifier la cause de ses tracas. Au bout du compte, c’était bien une espèce de zoonose mais très spéciale…
L’homme paraissait aussi surpris que moi. Lui aussi, bien qu’il n’y dormit point de manière régulière, avait parfois utilisé ce lit sans jamais rien remarquer. « Et vous êtes sûr, docteur, que c’est ça qui… ? » essaya-t-il sans y croire, une question qu’il ne réitéra pas face à mon œil réprobateur. Je prescrivis à nouveau les traitements idoines mais insistait plus que fortement sur la nécessité d’utiliser des produits désinfectants et susceptibles d’exterminer les insectes et autres arachnides qui devaient pulluler dans cet environnement pour eux très favorable. La Mairie, peut-être ? L’homme ne parut guère convaincu et je doutai très sincèrement de ce que ce couple étrange se risque à entreprendre la moindre démarche. Cela ne faisait rien : moi, j’étais bien décidé à alerter les services sociaux sur ce qui représentait certainement une anomalie en notre siècle de progrès et de lumière. Qu’en a-t-il résulté ? Je n’en sais rien. Peut-être l’homme et la femme ont-ils tout bonnement tourné le dos à cette aide dérangeante pour eux. Peut-être ont-ils continué comme si de rien n’était leur petit bout de chemin dans des délires éthyliques pour une fois peuplés d’araignées absolument authentiques et peut-être, à quelque kilomètres de moi, un confrère est-il à son tour plongé dans la perplexité face à des éruptions de la face au caractère très inhabituel.
1. CMU = Couverture Médicale Universelle permettant de prendre en charge les populations les plus défavorisées
2. zoonose : maladie humaine exclusivement transmise par les animaux qui, généralement, n’en souffrent pas eux-mêmes
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