Des morts, j’en ai vu beaucoup lorsque je travaillais comme externe de garde à l’hôpital B., dans le service de réanimation cardiorespiratoire du Pr. L. mais il en est un qui me poursuit encore, probablement du fait que j’ai joué un rôle actif, à défaut de responsabilité, dans sa fin. Le service se composait de deux étages, le supérieur étant dévolu à la réanimation respiratoire. Dans cette unité, il existait à l’époque six lits qui étaient en permanence « squattés » par de pauvres malheureux trachéotomisés et placés sous ventilation assistée au moyen d’énormes appareils, les MMS, qui assuraient la respiration du malade à grands renforts de tuyaux et de ronflements divers. On finissait par s’habituer à cette ambiance sonore pesante jusqu'à en avoir l’impression de ne plus être dans un milieu naturel, une fois le calme extérieur retrouvé. Périodiquement, nous passions au chevet de ces malades pour une sempiternelle prise de tension artérielle et, de temps à autre, pour une aspiration, c’est à dire que l’on devait descendre dans la trachée du patient, par l’orifice de trachéotomie, un long tube flexible et stérile destinée à aspirer les sécrétions que l’on recueillait dans un bocal au lit du malade. Le bruit de l’aspiration était particulièrement ignoble et la douleur entraînée certaine. Le problème n’était pas tant la survie des malades qui, dans ce contexte, se comptait en mois, que le manque cruel de place qui nous faisait récuser d’authentiques candidats. Parfois, il arrivait que les malades « chroniques », dont on savait qu’ils ne récupéreraient jamais leur fonction respiratoire, prennent la place de plus jeunes, des accidentés de la route par exemple, dont certains mouraient faute d’une prise en charge rapide, alors que leurs soins n’auraient nécessité que quelques jours de ventilation. Scandaleux ? Oui, mais qui pouvait avoir le cœur de « débrancher » les « chroniques », ce qui leur assurait une mort certaine ?
Ce jour-là, pourtant, décision avait été prise de « faire de la place ». Dans le courant de la nuit, en effet, une jeune femme, victime d’un accident d’automobile sur le boulevard périphérique assez proche, n’avait pu être admise, faute de place. Son état était jugé sérieux puisqu’elle souffrait d’un écrasement du thorax que, dans notre jargon, nous appelons un volet thoracique. Il ne fut pas possible de l’admettre faute de place et elle mourut durant son transport en ambulance vers un hôpital plus central, entraînant à juste titre la consternation de l’ensemble du personnel soignant. Le chef de service décida alors qu’il y aurait désormais un lit (et son matériel) laissé libre pour des urgences de ce type. Mais comment faire de la place ?
Dans la troisième chambre du service était ventilé un homme d’une soixantaine d’années qui se mourait d’un cancer de l’œsophage. On me chargea en conséquence de débrancher le pauvre bougre. Et je me souviens, je me souviens très bien de mon sentiment d’alors : la honte - car il n’était pas question d’avertir le malade ce qui aurait été particulièrement cruel - et le sentiment de ma propre importance puisque j’étais chargé, sans aucun doute possible, d’administrer la mort. J’entrai dans la chambre. Bruits d’éructation monotone du MMS. Je m’approche du malade et je lui dis, sans trop le regarder : Monsieur X, on va essayer de vous réhabituer à la respiration naturelle. On fait un essai de quelques minutes et si cela ne va pas je reviens vous rebrancher. Je me sauve presque, non sans distinguer accroché à moi le regard étonnamment bleu du patient qui me poursuit. Je ne suis revenu que plus d’une demi-heure plus tard. Le malade, bien sûr, était mort. Ma mission pour laquelle je n’étais que le bras irresponsable était accomplie. Je n’avais été que l’exécutant, le messager, et pourtant, plus de quarante ans plus tard, les yeux si bleus suivent encore ma fuite. Comme si cela datait de la veille, je revois le regard clair qui savait. Alors, je hausse les épaules et je pense à autre chose.
Tous droits réservés pour tous pays
Toute reproduction même partielle interdite
Copyright 943R1C3