J’ai toujours bien aimé les enfants et, en les recevant dans le cabinet de consultation, je cherche toujours à les mettre à l’aise en blaguant avec eux. Je fais semblant, par exemple, de leur écouter le nez ou le sommet du crâne avec mon stéthoscope ou bien je leur dis : « Dis-donc, toi, je vais te donner des médicaments : qu’est-ce que tu préfères, les sirops ou les piqures ? » Ils comprennent assez vite que je plaisante et cela les rassure. Du même coup, assez souvent, je m’attire aussi la sympathie des parents ce qui, on ne le dira jamais assez, est fondamental pour la bonne tenue de ce type de consultations. J’aime bien les enfants mais je ne leur fais pas confiance. Une parole malheureuse, un geste mal compris et voilà la porte ouverte à tous les ennuis. C’est la raison pour laquelle je ne reste jamais seul avec eux. Si pour une raison ou pour une autre, leurs parents doivent les abandonner quelques minutes, je préfère alors les confier à un autre malade de la salle d’attente. On ne sait jamais.
Cet après-midi là, je terminais la consultation par un père et ses deux enfants. L’homme, un Noir d’une trentaine d’années en costume bleu-nuit, chemise blanche et cravate rouge, consultait pour la première fois au cabinet. Ses deux enfants – un garçon d’une dizaine d’années et sa sœur légérement plus jeune - étaient certainement un peu turbulents mais sans excès. L’homme était en fait venu pour son propre compte car il se plaignait d’une toux persistante depuis quelques jours mais sans fièvre, ni autre signe particulièrement évocateur. La consultation terminée, il me tendit sa carte bleue pour payer mes honoraires. Tout aurait pu en rester là mais…
J’eus beau essayer de trente-six façons, la carte bancaire refusait obstinément d’être authentifiée par le lecteur (Je sus par la suite que le dysfonctionnement provenait bel et bien du lecteur et non de la carte). Je me tournai vers l’homme qui observait mes efforts inutiles.
- Monsieur, je suis vraiment désolé mais ça ne passe pas. Peut-être un chèque ?
- Hélas, je n’ai pris que ma carte…. Mais il y a sans doute un moyen : savez-vous s’il existe un distributeur bancaire à proximité ?
Devant ma réponse positive, il me reprit sa carte et m’expliqua :
- Eh bien, si vous êtes d’accord, je vous laisse les enfants et je vais chercher de la monnaie. Je n’en ai pas pour plus de cinq minutes…
Comme je l’ai déjà indiqué, j’ai horreur de rester seul avec des enfants mais c’était la fin de l’après-midi, une salle d’attente vide, un patient que je ne connaissais pas… et deux bambins, donc moins de risques qu’avec un seul. Et puis, me dis-je, il ne faut pas non plus sombrer dans la paranoïa : que peut-il bien se passer en quelques minutes ? Je proposai donc au père de laisser ses enfants dans la salle d’attente, les surveillant de loin par les portes ouvertes, tandis que je sécurisais et fermais le système informatique.
Deux minutes s’écoulèrent. Je classais les derniers documents de la consultation lorsque je vis apparaître la petite fille. Elle se campa devant moi, les mains derrière le dos en se balançant d’une jambe sur l’autre, puis déclara tout de go :
- Dis, Monsieur, pourquoi t’as un zizi tout blanc ?
Dans un premier temps, je crus avoir mal entendu et, éberlué, je me penchai vers elle pour lui faire répéter :
- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
- Pourquoi t’as un zizi tout blanc ?
Je restai interdit, incapable de comprendre ce qu’il se passait. Le Ciel me serait tombé sur la tête que je n’aurais pas été plus surpris. Je n’eus pas le temps de me ressaisir que le frère, entrant à son tour dans le cabinet, se mit à chanter :
- Il a un zizi tout blanc ! Il a un zizi tout blanc !
J’avais l’impression de vivre une sorte de cauchemar, la réalisation de mes pires craintes. J’étais debout, immobile, à regarder les deux garnements lorsque, s’apercevant probablement que je ne comprenais rien à ce qu’elle racontait, la petite fille me prit par la main.
- Viens avec moi. Tu vas voir…
Encadré par les enfants, je sors du cabinet de consultation qui donne sur l’entrée mais, au lieu de nous diriger vers la salle d’attente de l’autre côté, les voilà qui ouvrent une porte latérale fermant un débarras, sorte de local annexe où le médecin titulaire entrepose échantillons de médicaments, vieux dossiers et autres documents médicaux.
- Tu le vois ?
Evidemment que je le voyais : sur une étagère basse trônait la reproduction grandeur nature et en plastique des organes génitaux externes masculins. En réalité, si d’un côté la réplique était plus vraie que nature, de l’autre une coupe s’efforçait de caractériser les différences anatomiques possibles du cancer et de l’adénome prostatiques. Inutile de dire que je n’avais jamais remarqué cet exceptionnel outil d’instruction scientifique. Je l’enlevai de la main de la petite fille qui, bien entendu, s’en était de nouveau emparé et, prenant ma voix la plus sentencieuse, je m’efforçais d’expliquer :
- Ah ça ? Vous voulez savoir alors je vous explique : nous autres, les docteurs, on doit apprendre à soigner toutes les maladies. Même celles de cet endroit-là. Alors, pour ne pas oublier, on a ces objets-là où c’est marqué les différentes maladies… Vous voyez, c’est comme dans un livre mais en plus vrai.
Que pouvaient bien comprendre à mes explications les deux enfants ? Ce qu’ils savaient, c’est qu’ils avaient vu « un zizi tout blanc ». J’imaginais déjà la façon dont ils risquaient d’en parler avec leur père. Comment expliquer à ce dernier que… Lui montrer l’objet du remue-ménage ? Pour qu’il me demande pourquoi j’étalais ça devant ses enfants ? Demander aux enfants de ne rien raconter ? C’était au contraire la certitude de passer pour un pédophile voulant cacher ses méfaits. Expliquer simplement au père ? Mais comprendrait-il ? Alors ne rien dire ? C’était s’exposer à ce que les enfants se vantent par la suite et… En somme, j’étais particulièrement ennuyé. La sonnerie de la porte signifiant le retour du père me surprit tandis que je n’avais pas encore pris de décision.
Arborant un large sourire, l’homme me tendit les billets qu’il venait de retirer du distributeur tandis que ses enfants l’encadraient en criant. Ma décision fut prise en une seconde : je ne dirai rien car il n’y avait rien d’important à rapporter. Il s’agissait finalement d’un non-événement : j’espérais tout bonnement que les enfants avaient déjà oublié leur aventure. Durant les semaines qui suivirent, je m’attendis souvent à revoir l’homme, seul cette fois, me prenant à partie en s’exclamant : « Dis-donc, vous… ». Heureusement, rien de tel ne se produisit. Les enfants ont-ils oublié ? En ont-ils parlé ? Les parents ont-ils pensé à une histoire inventée de toutes pièces ou sont-ils très en colère après un médecin bizarre ? Je ne le saurai jamais mais, à présent, je vérifie toujours que les portes qui doivent être fermées le sont réellement. Et, plus encore que par le passé, j’évite de rester seul avec des enfants que je ne connais pas.
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