Le Professeur C. – un grand nom aujourd’hui oublié – était le prototype même du grand patron. Je le revois dans cette immense salle de l’hôpital X (dont il avait su faire un des grands centres de l’urologie française), arpentant nerveusement l’estrade qui faisait face aux chaises à pupitres où avait pris place l’aréopage de ses admirateurs ; on y trouvait mêlés, chaque samedi matin jour de « staff », pour une de ces séances dont il avait le secret, internes, chefs de clinique, infirmières de tous rangs, médecins étrangers et parfois même quelques administratifs égarés là pour une confrontation avec la « grande médecine ». Nous, les externes de rang inférieur, nous étions relégués aux dernières places mais, pour tout l’or du monde, nous n’aurions pas voulu manquer une miette de ce spectacle aussi insolite qu’enrichissant.
L’homme était de petite taille, volontiers ventripotent, et savait faire alterner les moments de mutisme absolu avec des minutes d’intense activité durant lesquelles, volubile, passionné, les gestes saccadés pour de longues tirades enflammées qui confinaient parfois au théâtralisme, il paraissait résumer à lui seul toute l’activité du service. Il marchait alors de long en large, tête baissée, les mains enfouies dans la grande poche ventrale de son tablier blanc immaculé ou, au contraire, fermement serrées dans son dos. Lorsqu’il s’arrêtait brusquement, ses yeux clairs se levaient par dessus le demi-cercle de ses lunettes, à la recherche du regard d’un quelconque interlocuteur, soudainement extraordinairement mal à l’aise. Dans la rue, on n’aurait pas daigné accorder le moindre coup d’œil à cette silhouette banale mais, dans l’intimité de cette salle du samedi, il était le centre convergeant de tous les intérêts et de toutes les inquiétudes, presque un demi-dieu.
On disait de lui que c’était un chirurgien trop pressé, trop brutal, mais au diagnostic sûr et qui paraissait aussi à l’aise dans la communication de son art que dans son application réelle. De nos jours où la médecine et la chirurgie sont devenues formidablement techniques au point de ne plus exister qu’au travers d’explorations et examens complémentaires multiples et d’en devenir de ce fait souvent soporifiques, un tel personnage apparaît comme d’un autre temps, quand les sciences médicales, à défaut d’une technicité poussée à son extrême à la manière anglo-saxonne, savaient capter l’intérêt de chacun et éveiller les vocations les plus improbables, quand, en somme, la médecine avait du panache.
Ce matin-là, à l’issue de la présentation d’un cas longtemps discuté car de diagnostic imprécis, pour expliquer qu’il ne fallait jamais renoncer à trouver toujours et encore une explication aux signes observés, il nous raconta l’étrange anecdote suivante :
« Mes seigneurs, commença le petit homme en plissant les yeux avec malice, j’ai, il y a longtemps appris qu’il ne faut jamais renoncer à expliquer les choses. Quand elles nous paraissent incompréhensibles, il n’y a en réalité que deux situations possibles : soit nos connaissances sont incomplètes et nous ne possédons pas encore les moyens de conclure mais, le temps passant, j’ai l’espoir que ce type de situations sera de moins en moins fréquent, soit – et c’est bien trop souvent le cas - nous ne savons pas comprendre les faits, ou plutôt les observer. Oui, souvent, nous ne savons pas, par précipitation ou par bêtise, voir, regarder, apprécier, comparer. Nous sommes trop pressés et, en conséquence, nous n’accordons pas l’importance qu’il faut aux signes qui pourtant nous crèvent les yeux : nous ne croyons pas assez à la clinique !
Vous le savez peut-être mais avant de m’intéresser de près à l’urologie, j’ai fait comme tout un chacun mes classes dans bien d’autres disciplines. Une année, je me trouvais interne en gynécologie lorsque je vis débarquer une actrice de cinéma d’origine étrangère, américaine pour être précis, à l’époque très connue et dont je tairai bien entendu le nom pour les raisons que vous comprenez, j’en suis sûr. Cette femme, au demeurant fort belle, se plaignait d’une douleur assez mystérieuse du petit bassin, volontiers paroxystique mais sans qu’on puisse retrouver, à ce qu’elle disait, de facteurs déclenchants particuliers. Toutefois, cette douleur se trouvait exagérée lors des rapports sexuels qu’elle subissait de ce fait à contrecœur, ce qui, soit dit en passant, devait être pour elle un handicap certain pour l’exercice de son dur métier.
Je l’examinai donc avec attention mais, comme bien d’autres avant moi, je ne pus rien retrouver de nature à expliquer le trouble de ma patiente. Je la renvoyai donc chez elle avec je ne sais quelle crème apaisante et en lui proposant de revenir me voir en cas d’échec. Ce qu’elle fit quelques jours plus tard. A nouveau, je l’examine et à nouveau je la renvoie chez elle sans rien objectiver de concluant.
Quand elle vient me consulter pour la troisième fois un peu plus tard, je commence à me méfier et je me demande tout bonnement si je n’ai pas affaire à une cinglée, une de ces hystériques qui ne sont jamais satisfaites – et pour cause – des traitements qu’on leur propose. Il faut dire que cette artiste représentait tout ce dont je me méfie : le milieu du cinéma, la célébrité de pacotille, bref ce monde assez artificiel qui a peu à voir avec celui de la médecine et de la souffrance des hommes. Et je l’avoue, je l’avoue humblement, mes seigneurs, elle a vite fait, cette pauvre femme, de me taper sur les nerfs avec sa maladie qui n’en est pas une au point que tout, absolument tout, dans son examen est strictement normal. Je sais, je sais que certains ici que j’entends ricaner stupidement auraient tout simplement adressé la bonne femme chez le psychiatre. Mais, à l’époque, les psychiatres étaient encore plus mauvais que ceux d’aujourd’hui, ce qui n’est pas peu dire ! Et puis, comment annoncer à cette actrice que le monde entier admirait chaque soir sur les écrans de cinéma qu’elle relevait de la psychiatrie, que, en somme, elle était folle, complètement tarée. Impossible ! Pourtant, il faut bien que je m’en débarrasse d’une manière ou d’une autre, d’autant qu’elle commence vraiment à m’agacer. Alors voilà que je suis pris d’une idée subite et je lui dis : Madame, votre cas est compliqué et il va falloir faire exactement ce que je vous dis. Voilà : chaque matin et soir, vous allez vous faire un bain de siège avec du Champagne mais, attention, pas n’importe lequel : de la Clicquot-Ponsardin et rien d’autre. Et encore, il est impératif que ce soit de la cuvée 1929 sinon je ne réponds de rien ! Rappelez-vous bien, Madame, de la veuve Clicquot 1929 !
Bien entendu, à l’écoute de ce cas clinique exubérant, les rires et les cris étaient au paroxysme dans l’assistance, au point que même certains néphrologues du service rival d’à côté (ceux du service du Professeur H. que nous appelions avec une condescendance mêlée de mépris « les médecins ») étaient venus se joindre aux rieurs. On prenait les paris sur la morale de cette histoire abracadabrante et chacun se demandait si le petit homme avait quelque chose à ajouter ou si le mépris supposé des femmes qu’on lui attribuait allait le lancer dans une de ses grandes diatribes sur la difficulté de la médecine et les exigences excessives des malades. Le professeur C. avait marqué un temps d’arrêt dans sa narration, certes de manière à permettre au chahut pour une fois autorisé de se dissiper, mais surtout pour donner plus de poids à ce qui allait suivre. Le silence en partie revenu, le petit homme poursuivit.
Alors, mes seigneurs, que croyez-vous qu’il arriva ? Je pensais bien être définitivement débarrassé de la jeune personne. Certes, au prix d’une rancune que j’imaginais devoir être tenace mais, baste… Or, quelle ne fut pas ma surprise de savoir que ma patiente s’était inscrite pour une nouvelle consultation. J’avoue que j’appréhendais quelque peu de me retrouver en face de cette femme qui devait très certainement m’en vouloir de m’être ainsi moqué d’elle. Mais pas du tout ! Pas du tout ! Dès que je la fais entrer, elle se précipite vers moi et me crie : « Ah, Docteur, merci, mille fois merci car vous m’avez sauvé la vie ! J’ai fait comme vous me l’aviez prescrit, le Champagne, la cuvée 1929, tout ! Et c’est extraordinaire : je n’ai plus mal ! Je n’ai plus mal du tout ! » Vous pouvez juger de ma stupéfaction… Je me demande si, tout compte fait, je n’avais pas affaire à une véritable folle, l’hystérique que j’évoquais tout à l’heure. Je me décide quand même à l’examiner à nouveau et c’est là que je le trouve enfin : cette pauvre femme avait un polype minuscule à l’entrée de l’urèthre et je peux le voir car il a été nécrosé par le gaz carbonique du Champagne ! Comme je vous le dis, mes enfants, elle avait vraiment une petite tumeur hyperalgique et nous étions tous passés à côté ! Vous voyez bien que la veuve Clicquot ne sert pas qu’aux anniversaires !
Les cris des uns et des autres auxquels, bien évidemment, je m’étais joint, ne me firent jamais oublier cette petite leçon d’humilité. Bien entendu, je ne prétends pas que de telles anecdotes étaient de nature à faire progresser chez l’impétrant que j’étais la connaissance de son métier : il s’agit là, à l’évidence, d’une trop belle histoire, forcément unique et difficilement reproductible. Mais ce que le Professeur C. cherchait à nous enseigner – et que je n’ai jamais oublié par la suite -, c’est que la médecine, comme toutes les sciences de la Nature, repose sur des réalités auprès desquelles nous passons trop souvent sans même les soupçonner et qu’il nous faut toujours, avant de baisser les bras, nous interroger sur la matérialité des faits. Toujours vérifier si la clinique n’a pas, là, sous nos yeux qui ne savent pas regarder, déjà donné la solution. En somme, il nous faut rester modeste, très modeste devant la maladie qui ne se livre qu’à ceux qui veulent vraiment la comprendre. Cette leçon, je l’ai retenue et ce n’est sans doute pas un hasard si ce grand patron de jadis savait nous l’enseigner en nous amusant. Le panache !
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