Il faisait particulièrement doux ce soir-là et cette douceur qui flottait sur les maisons, sur les arbres et jusque dans l’air était la promesse du printemps à présent si proche. Il y aurait bien encore quelques accès de mauvaise humeur du temps mais on comprenait que l’on était inéluctablement arrivé au seuil de la belle saison. Si, le matin même, il n’y avait pas eu ces gros nuages gris qui ne m’avaient pas inspiré confiance, jamais je n’aurais accepté, puisque ce n’était pas mon tour, cette garde de nuit : j’aurais alors, comme tous les autres, pu profiter de la quiétude d’une soirée paisible, peut-être avec quelques amis. Cela ne faisait rien ; je décidai de faire comme si… et, en vérité, fenêtres entrouvertes sur la tranquillité de la nuit, j’y étais presque parvenu. Jusqu’au coup de téléphone du commissariat de police. A 21h27 très précisément : j’ai regardé ma montre pour documenter mon carnet de bord. En soupirant, j’empoignai ma mallette et mon manteau (on ne sait jamais) et me dirigeai vers le garage.
Je connaissais mal cette partie de la ville de N. mais, à y regarder de plus près, bien que les rues y soient également calmes et désertes, on était loin des hôtels particuliers ou des grands immeubles de style qui jouxtent le bois. Ici, c’était vraiment l’image typique de la banlieue d’une grande ville : des maisons de deux à trois étages, des pavillons en meulière, sagement alignées dans des rues toutes semblables, quelques commerces depuis longtemps fermés et des dizaines de voitures le long des trottoirs attendant leurs occupants du matin. Bien qu’il ne fût pas encore dix heures du soir, la plupart des fenêtres étaient obscures et si on y apercevait, de ci, de là, de la lumière trahissant une activité humaine, c’était la luminosité bleue des postes de télévision.
Je trouvai facilement mon adresse. Un immeuble comme les autres, peut-être un plus ancien mais bien entretenu. Un interphone m’ouvrit sans commentaire la porte puis un vieil ascenseur m’amena en cahotant jusqu’au quatrième étage. Sur le palier, une porte était entrebâillée et on devait m’attendre puisque, dès que ma cabine s’immobilisa, je vis se matérialiser une vieille dame qui se tordait les mains d’angoisse.
- Venez vite, docteur, c’est mon mari, il a eu un malaise… Son cœur…
Elle disparaissait déjà et je la suivis dans le salon où une silhouette était allongée sur le divan. Il s’agissait d’un homme âgé, en pyjama et pantoufles, dont l’immobilité apparente ne me dit rien qui vaille. Je me précipitai, ouvris la veste de pyjama et posai mon stéthoscope sur le maigre thorax couvert de poils blancs. Je pus indubitablement entendre une activité cardiaque mais elle était faible et désordonnée. Déjà il me semblait que ce rythme fragile se ralentissait. Je n’arrivais pas à percevoir de pouls. L’espace d’une fugitive pensée, je m’interrogeai sur ma présence ici alors que les équipes du SAMU ou des Pompiers auraient été certainement plus appropriées (mais il est vrai que, il y a quelques années, on y faisait moins appel qu’aujourd’hui). Face à la détérioration rapide de l’activité cardiaque du malade, je décidai de descendre l’homme sur le parquet et de commencer un massage cardiaque et une assistance respiratoire toutes les trois pressions sur le gril costal ; j’avais, hélas, la très pénible impression qu’il s’agissait là d’une tentative désespérée mais il me fallait bien faire quelque chose. Je criai à la vieille dame : « Faites le 15 et demandez leur d’envoyer de l’aide ». Je me débattis comme je le pus avec mon malade, insistant longtemps contre toute logique et attendant désespérément ces renforts dont j’étais persuadé qu’ils ne pourraient que confirmer l’inanité de ma tentative.
Les yeux écarquillés brillant sur son visage pâle comme de la craie, la vieille dame assistait à mon essai de réanimation, pétrifiée et silencieuse. Par moments, elle se tordait les mains de désespoir avant de revenir à son étrange immobilité. J’essayai sans y croire d’injecter de l’adrénaline en intracardiaque puis, ne trouvant toujours aucun rythme cardiaque à l’arrêt de mon massage externe, je me retournai vers la vieille dame qui baissa les yeux. Elle avait compris.
Je m’assis sur le divan pour reprendre mon souffle. C’est alors que j’entendis des voix sur le palier. Des renforts bien inutiles désormais. Il ne s’agissait toutefois pas de l’équipe de réanimation d’urgence attendue mais de deux Petites Sœurs des Pauvres dont l’établissement n’était guère éloigné de l’immeuble où je me trouvais. J’allai à leur rencontre et compris à les écouter que jamais la vieille dame n’avait appelé le SAMU. Je leur expliquai que, hélas, il n’y avait plus grand chose à faire. Elles m’aidèrent à remonter le cadavre sur le divan car, bien qu’il s’en moquât à présent, nous ne pouvions décemment pas le laisser abandonné à même le sol. Après quelques mots de réconfort, des paroles banales si souvent prononcées, que la vieille dame parut écouter d’une oreille distraite, je me dirigeai vers la cuisine afin de m’y asseoir pour souffler un peu et y rédiger les documents d’usage. Je fus bientôt rejoint par la plus âgée des religieuses, l’autre étant déjà repartie pour quelque tâche urgente. Il s’était écoulé moins d’une minute et déjà la Sœur s’apprêtait à aller retrouver la vieille dame afin de l’aider à surmonter autant que faire se peut sa terrible épreuve. Je me revois encore assis à cette table de cuisine, parfaitement propre et désormais encombrée par ma mallette ouverte, mon stéthoscope inutile enfoui sous les documents que je venais de sortir. La religieuse s’écartait de moi lorsque nous entendîmes un bruit terrible, à la fois sec et profond. Une détonation. Nous nous regardâmes, éberlués, et nous nous précipitâmes vers le salon. La scène que nous découvrîmes était incroyable et elle restera certainement marquée à jamais dans ma mémoire. La vieille dame était à présent affalée sur son mari en une sorte d’étreinte tragique. A côté d’elle un revolver et une flaque de sang noir qui s’élargissait. Nous nous approchâmes précipitamment mais il n’y avait évidemment plus rien à faire. J’évitai de regarder trop longuement le visage déchiqueté de la vieille dame et m’empressai d’étendre le peignoir abandonné du mort sur les cadavres. Je me tournai vers la Sœur qui, le visage livide, se signait en silence. Le téléphone était à portée et il ne me restait plus qu’à appeler la police avant de regagner la cuisine pour y attendre les autorités. La sœur murmura sans me regarder : « C’est terrible, terrible… ». Moi, ma gorge nouée m’empêchait de lui répondre.
Quelques minutes plus tard, c’était l’agitation. J’essayai d’expliquer au brigadier de police du mieux que je le pouvais. Il n’avait pas de raison de douter de ma parole d’autant que la religieuse, interrogée dans une autre pièce, devait raconter la même histoire mais je pouvais distinguer une sorte d’incrédulité. Il me fallut me rendre au commissariat local où, à nouveau, j’essayai d’expliquer à d’autres intervenants le drame de la façon la plus calme possible. J’eus à remplir une foule de papiers divers et on me pria de demeurer sur place : devant mon regard interrogatif, les policiers m’expliquèrent que mon tour de garde avait été provisoirement confié à un confrère d’une ville voisine. Je ne pus rentrer chez moi qu’au petit matin, encore secoué par cette incroyable aventure. Ce n’est que plus tard que je m’interrogeai : que me serait-il arrivé si je n’avais pas eu à mes côtés la présence presque fortuite de la Petite Sœur des Pauvres ?
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