Cette année-là, ma femme et moi, nous avions décidé de consacrer nos vacances à l’île de Djerba. Nous nous proposions de nous y détendre dans le cadre vaguement exotique du Club Méditerranée dont nous comptions effacer l’empreinte certainement trop occidentalisée par de multiples visites automobiles à des lieux plus typiques de la vie locale et aux ruines romaines, particulièrement belles en Tunisie. Aux ruines romaines surtout.
Nous nous retrouvâmes en conséquence, un matin de très bonne heure à l’aéroport d’Orly, en compagnie d’une ribambelle de citadins désirant se dépayser au plus juste prix. Il y avait là l’échantillonnage parfait des vacanciers organisés, depuis la grand-mère en jean acheté pour l’occasion, les enfants exubérants de l’énervement du départ, le couple essayant une dernière tentative de rapprochement inconscient, jusqu’au célibataire esseulé jaugeant par avance ses possibles conquêtes à venir.
Nous nous trouvions dans le sas d’embarquement, long couloir vitré surplombant les pistes, sagement alignés en une colonne parcourue du brouhaha assourdi de ce type d’événements, lorsqu’un homme très grand, tenant par la main une fillette, se fraya un chemin dans la petite foule, à grands renforts de mouvements de bras et d’épaule. Il désirait manifestement se rapprocher de la tête de notre groupe au grand dam des premiers arrivés mais ce qui déclencha les protestations grandissantes des participants, ce fut la désinvolture évidente de l’individu qui semblait se moquer comme d’une guigne de l’ordre social ainsi reconstitué. Plus encore, je l’entendis déclarer à son enfant : « Allez, cocotte, avance ! On n’en a rien à foutre de ces cons-là ! ». La proximité des vacances de tous ne prolongea pas l’incident plus avant mais, je dois avouer que, rarement, j’eus à éprouver une telle antipathie d’instinct pour quelqu’un que je ne connaissais pas.
Nous retrouvâmes le grossier individu quelques jours plus tard sur la plage. C’était en fait un homme tout à fait charmant qui nous expliqua, en médecin qu’il était en réalité, le trouble dont il souffrait. Il était atteint du syndrome assez rare de Gilles de la Tourette. De la Tourette a été le premier à décrire de manière rigoureuse la maladie à laquelle on a donné son nom. Il s’agit d’une affection apparentée à certains troubles neurologiques du type de la chorée de Hungtington, touchant plus particulièrement les hommes, et qui se caractérise par un comportement étrange : écholalie 1, gestes brutaux et incontrôlés, violences verbales et, parfois, éructations, injures, mots orduriers prononcés à voix haute, tous éléments que le malade ne peut que très difficilement contrôler. Notre interlocuteur nous expliqua le cortège de problèmes et rejets que ne manquait pas de lui attirer son attitude involontaire. D’ailleurs, en nous parlant, son visage était agité de tics divers et de parasitismes faciaux tandis que son discours s’interrompait par moment pour laisser filtrer, de manière bien intelligible, quelque mot ordurier ou quelque injure parfaitement gratuite. Alors, tout en proférant ses incongruités involontaires, ses yeux bruns se voilaient d’une empreinte attristée comme pour nous dire : « Ne faites pas attention : j’essaie bien de me dominer mais je n’y arrive pas toujours ». En parfait homme du sud-ouest, il pratiquait le rugby, était marié et père de la délicieuse petite fille qui l’accompagnait et menait une carrière médicale honorable. Il paraissait être d’une grande culture comme si celle-ci devait être la preuve que l’image qu’il donnait à la Société ne reflétait certainement pas ce qu’il était en réalité.
J’éprouvai une grande pitié pour cet homme intelligent, ainsi victime depuis l’enfance d’un sort contraire qu’il ne méritait pas. Ce qui semblait particulièrement injuste, c’était précisément l’innocuité de son trouble qui lui permettait une insertion sociale presque normale mais sans cesse remise en question par son comportement.
Je me suis juré depuis, et autant que faire se peut, de ne pas juger les gens sur leur apparence immédiate et d’attendre de les mieux connaître pour me faire sur eux une opinion définitive. Je dois à la vérité de dire que j’ai été plus souvent déçu que rassuré mais j’essaie néanmoins encore : qui sait ? Les êtres sont certainement toujours plus compliqués que l’apparence qu’ils donnent d’eux.
1 écholalie : une écholalie est une tendance spontanée à répéter systématiquement tout ou partie des phrases, habituellement de l'interlocuteur, en guise de réponse verbale. (in Wikipedia France)
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